«
Morts pour la France » : « L’Office national des anciens combattants et des
victimes de guerre procède à un révisionnisme historique »
Dans une tribune au « Monde », l’historien Marc
André estime qu’en attribuant le titre de « Morts pour la France » à des
tirailleurs sénégalais exécutés par l’armée française en 1944 l’établissement
public se livre à une instrumentalisation de l’histoire à des fins
politico-mémorielles.
Le 18 juin 2024, l’Office national des anciens
combattants et des victimes de guerre (ONaCVG) attribuait le titre de « Morts
pour la France » à six tirailleurs
tués par l’armée française, le 1er décembre 1944, à Thiaroye
(Sénégal). Ces soldats, après avoir combattu pour libérer la France, avaient
été massacrés parmi des dizaines d’autres pour avoir exigé leur solde.
La décision, ébruitée fin juillet par Le Monde,
suscitait quelques satisfactions privées – celles de descendants trouvant là
une forme de reconnaissance –, mais aussi des tensions diplomatiques, le
premier ministre sénégalais estimant que la France n’avait pas à « fixer unilatéralement le
nombre d’Africains trahis et assassinés » à la
fin de la seconde guerre mondiale, ainsi que des interrogations chez les
historiens.
Sans entrer dans les débats historiographiques et
mémoriels autour du massacre (nombre de morts, lieux de sépulture, droit à la
réparation, etc.), mais parce que l’obscure procédure de transformer des « morts par la France » en
« Morts pour la France » nous y invite, il importe de diriger notre regard
non vers ce qui est montré par le doigt – le massacre et ses enjeux aujourd’hui
–, mais sur le doigt lui-même : l’ONaCVG.
La
dissimulation de la réalité
Quand il attribue une mention « Mort pour la
France », l’ONaCVG est dans son rôle. Né en 1935 de la fusion de trois offices
dédiés originellement aux mutilés, pupilles de la Nation et combattants, cet
organisme, dont le nom devient définitif en 1946, est chargé de faire jouer la
solidarité nationale envers celles et ceux qui avaient été qualifiés au sortir
de la Grande Guerre (1914-1918) de premiers créanciers de la nation.
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés « La France n’oublie rien » : Emmanuel Macron rend hommage aux combattants français et africains du
débarquement de Provence L’ONaCVG, encadré par un code des pensions
militaires d’invalidité et des victimes de guerre, distribue les cartes du
combattant, reconnaît les veuves de guerre – ou conjoints depuis 2005 –, les
pupilles de la nation et, donc, aussi, les « Morts pour la France ». Voilà les
piliers de cet organisme : reconnaissance et réparation. Mais quand l’ONaCVG en
arrive à dissimuler une réalité en la tordant de la sorte par le choix des
mots, on croit rouvrir le dictionnaire colonial dans lequel, comme le disait
Roland Barthes, « les mots [ayant] un rapport nul ou contraire à leur contenu
» donnent « à un réel cynique la
caution d’une morale noble » (Mythologies,
1957).
Le
cas d’école des morts de la guerre d’Algérie
Les choix
classificatoires de l’office débouchent, intentionnellement ou non, sur une instrumentalisation
de l’histoire à des fins politico-mémorielles. Car, au-delà des mots, derrière
la reconnaissance du statut « Mort pour la France », qui est toujours le fruit
de négociations, se joue l’image que le pouvoir entend se donner.
Le traitement des morts de la guerre d’Algérie
est un autre cas d’école : les policiers français abattus en France par les
militants indépendantistes, soit parce qu’ils étaient ciblés comme
tortionnaires, soit tout simplement pour ce qu’ils représentaient, ont été
reconnus « Morts pour la France » grâce à une loi du 7 janvier 1959 ; des
familles d’Algériens membres de la Force de police auxiliaire créée par Maurice
Papon, police à qui l’on doit en partie le massacre du 17 octobre 1961, ont dû
argumenter jusqu’aux années 2010 pour obtenir ce statut ; d’autres familles
algériennes, comme celles d’un militaire tué alors qu’il représentait l’armée
d’Afrique le 14 juillet 1958 à Paris, ou d’un capitaine à la retraite exécuté
en 1959 pour ses engagements profrançais, ont vu leurs demandes rejetées.
Instruisant les dossiers, l’ONaCVG fabrique ses
archives dans lesquelles se trouvent bon nombre de « Morts par la France ».
Toutefois, celles-ci sont difficilement accessibles du fait d’un réseau devenu
labyrinthique. Si chaque département – et des ambassades en Afrique – possède
une antenne de l’office, les versements aux archives n’obéissent à aucune règle
claire. Depuis la suppression, en 2013, des directions interdépartementales des
anciens combattants, les dossiers ont été versés au service des pensions de La
Rochelle, mais l’accès est aléatoire. Les victimes des conflits contemporains
ont leur division « archives » à Caen, bien qu’aucune centralisation de la
collecte ne semble effectuée.
L’ONaCVG
diffuse sa vision de l’histoire
Le sentiment de dossiers maintenus à l’écart des
yeux de chercheurs quand ils n’ont pas été perdus ou détruits, dans le cas de
Thiaroye ou d’autres, est légitime et il n’est pas besoin d’avoir la mémoire
longue pour se rappeler que le secrétariat d’Etat aux anciens combattants et
victimes de guerre – rattaché au ministère des armées et dont dépend l’ONaCVG –
a dissimulé pendant dix ans le fichier juif créé
sous l’Occupation.
L’ONaCVG bâtit aujourd’hui une politique
mémorielle au carrefour de l’histoire, du patrimoine, de la mémoire et des
archives. Il ne contrôle pas seulement l’accès à son propre passé, il diffuse
sa vision de l’histoire. Pilotant les hauts lieux de la mémoire nationale, il
définit ce qui peut être montré in situ ; tourné vers le monde scolaire, il
invite des représentants d’associations présentes dans son conseil
d’administration ou des témoins chevronnés à répéter leurs récits dans les
classes, favorisant l’établissement d’une doxa au détriment de la complexité
historique.
Soucieux de publicité quand il s’agit de
promouvoir ses actions sociales – les Bleuets de France cousus sur les maillots
d’équipes professionnelles de football en soutien aux victimes de guerre ou de
terrorisme –, l’ONaCVG reste discret quand il attribue des mentions « Mort pour
la France ». Cela est problématique dans le cas de Thiaroye, dans la mesure où,
ici comme ailleurs, un révisionnisme historique entend valider les mensonges
d’Etat. Une chose est sûre : une politique discrétionnaire débouche rarement
sur une solidarité nationale ou internationale.
Marc André (maître de
conférences à l’université de Rouen, chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP))
« Morts pour la France » : « L’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre procède à un révisionnisme historique » (lemonde.fr)