Tirailleurs : un film sur la Première Guerre mondiale, un dispositif médiatique et de quelques enjeux postcoloniaux de la relation franco-africaine
La sortie au cinéma du film Tirailleurs début janvier 2023 donne l’occasion de revenir sur quelques enjeux de la mémoire coloniale et sur certaines représentations du continent africain en France. Le film, réalisé par Mathieu Vadepied avec Omar Sy en tête d’affiche avait été présenté en avant-première au Festival de Cannes 2022, il était très attendu. À la suite d’une interview de ce dernier dans le journal Le Parisien pour sa promotion, née une polémique dont la presse et une partie de la classe politique française ont le secret. Sy fait une comparaison entre les guerres en Afrique et celle qui se déroule actuellement en Ukraine, en avançant que les Français seraient moins atteints quand ces guerres se déroulent sur le continent africain. Tombereau de réactions indignées et procès en francité.
Omar Sy, né en 1978 d’une mère mauritanienne et d’un père sénégalais, est régulièrement cité dans le classement des personnalités préférées des Français – en décembre 2022, il occupe la troisième place. Il symbolise donc bien la France pour nos concitoyens. Omar Sy est français comme son copain d’enfance avec qui il effectue une partie de sa scolarité, l’ancien footballeur Nicolas Anelka dont les parents sont eux originaires de la Martinique. Il est français comme celui qui a lancé sa carrière, l’humoriste et acteur Jamel Debbouze dont les parents viennent eux du Maroc. Les trois viennent de la même ville de banlieue parisienne, Trappes dans les Yvelines. Ils symbolisent le visage de la France des années 2020, une France dont la part coloniale est partie intégrante de son histoire. Pourtant, régulièrement, le récit de cette histoire dans l’espace public continue à provoquer polémiques et dissensus.
Le contexte contemporain de ce récit colonial s’ancre aujourd’hui dans un temps postcolonial marqué par le retentissement à l’échelle mondiale du mouvement Black Lives Matter. En France cette mémoire des violences coloniales s’est déclinée à travers la « génération Adama », du nom d’Adama Traoré, mort suite à son interpellation par la police. Omar Sy a apporté son soutien à ces deux mobilisations. Tirailleurs est une part de cet héritage. Ainsi, refuser d’interroger cette histoire des perceptions et des pratiques racistes, des institutions publiques ou de l’espace politico-médiatique, c’est finalement se priver d’outils analytiques pour penser les relations franco-africaines, en France, mais aussi sur le continent.
Un mois après sa sortie, avec près d’un million d’entrées, Tirailleurs est un vrai succès populaire. Il y a eu des projections en banlieue parisienne avec les acteurs et le réalisateur qui ont fait salle comble, dont l’une a notamment été organisée notamment par Aïssata Seck, conseillère municipale à Bondy en Seine-Saint-Denis, présidente de l’association pour la mémoire et l’histoire des Tirailleurs sénégalais et ardente défenseuse des droits des anciens combattants africains encore en vie. Ces débats, sur le film comme sur l’hallali dont a été victime Sy, sont attentivement discutés en Afrique francophone. Le film a ainsi été projeté en avant-première à Dakar, en présence d’Omar Sy, et la presse locale s’en est largement fait l’écho. Plus récemment, il a également été diffusé à Ouagadougou suscitant là aussi l’organisation de larges discussions où, si certaines critiques ont pu être adressées concernant le manque de telles ou telles séquences historiques, le film a dans l’ensemble été apprécié. Lors de la promotion du film Tirailleurs, Sy a souvent répété une phrase : « On n’a pas la même mémoire, mais on a la même histoire ». Quelle est cette histoire ?
Histoire des « tirailleurs sénégalais »
L’histoire des tirailleurs sénégalais est une histoire au long cours [1]. Corps d’armée créé en 1857 par Napoléon III, les derniers soldats quittent l’armée française à la fin de la guerre d’Algérie un siècle plus tard. Ils furent majoritairement recrutés en Afrique de l’Ouest, et d’abord au Sénégal, d’où le terme générique « sénégalais » qui s’est imposé. Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, dans le contexte de l’abolition progressive de l’esclavage, la majorité des premiers soldats sont d’anciens captifs rachetés à leurs maitres par les militaires français sous forme d’engagement. Ces hommes participent à la conquête coloniale durant la fin du XIXe siècle et de nouvelles recrues intègrent progressivement l’armée en fonction de l’avancée militaire dans l’intérieur du continent – c’est, à partir des années 1930, au Soudan et en Haute-Volta (soit le Mali et le Burkina Faso actuel) que les tirailleurs vont être majoritairement recrutés.
La Première Guerre fut un moment fondamental dans la mondialisation de l’Afrique de l’Ouest. Ainsi ce sont près de 200 000 soldats qui participent à la Grande Guerre sous les drapeaux français [2]. Les recrutements connurent des séquences distinctes selon les rythmes de la guerre, mais furent majoritairement marqués par des enrôlements contraints [3]. À la fin du conflit, à partir du début de l’année 1918, lors de la mission Diagne, près de 70 000 hommes furent encore incorporés. Blaise Diagne était le premier député noir du Sénégal. Élu en 1914 – au Sénégal, exception française en AOF, les ressortissants des villes de Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis envoyaient un député au Parlement français –, il avait alors été chargé par Clemenceau de procéder à un tel recrutement. Blaise Diagne croyait à une vision assimilatrice de la colonisation française. Pour lui, comme pour de nombreuses élites africaines des quatre communes, la participation des soldats devait être perçue comme un impôt de sang ouvrant la voie à des droits civiques. C’est à partir de la bataille de Verdun, début 1916, que les tirailleurs s’illustrèrent sur les champs de bataille. Pour faciliter les recrutements – l’Afrique étant pensée comme un réservoir quasiment inépuisable de soldats par certains décideurs militaires – toute une série d’avantages comme des primes, des emplois réservés ou encore un accès facilité à la citoyenneté furent promis. Mais dans les faits, à la fin de la guerre, l’administration coloniale fit tout pour préserver le statu quo et peu d’Africains bénéficièrent de ces mesures.
Le tirailleur sénégalais : un soldat inconnu ?
La fin de Tirailleurs suggère que Bakary Diallo – un des protagonistes du film – pourrait être ce soldat inconnu dont la dépouille repose sous l’Arc de Triomphe. En 1920, effectivement, huit dépouilles furent exhumées sur différents champs de bataille et, parmi elles, une fut choisie pour symboliser le sacrifice de tous les soldats de l’armée française. Si le soldat inconnu est peut-être issu d’un régiment de tirailleurs, il serait pourtant hâtif d’écrire que le tirailleur est un soldat inconnu. Au contraire, il y a toute une histoire de cette figure qui s’est inscrite dans les imaginaires français pendant l’époque coloniale, interrogeant la construction et l’épaisseur actuelle de stéréotypes raciaux.
Une des spécificités françaises fut, à la différence des autres puissances coloniales européennes, d’avoir fait venir des troupes africaines sur le vieux continent. Avant la guerre, en 1910, le Lieutenant-Colonel Mangin, il devient général en 1913, écrit le livre La Force noire qui vante les qualités intrinsèques des combattants africains. Il s’inscrivait ici dans un débat essentialisant sur, selon la terminologie de l’époque, les « races martiales ». Mais par ailleurs, dans une Europe où le racisme des opinions publiques était assez largement partagé, l’après-guerre contribua à une redéfinition des stéréotypes raciaux. Au lendemain de la guerre, les troupes coloniales occupèrent l’Ouest de l’Allemagne. Cela donna lieu à une campagne extrêmement virulente et raciste de la presse allemande. Au contraire, pour les autorités françaises les tirailleurs étaient censés personnifier la réussite de la mission civilisatrice française. En métropole la figure du tirailleur comme « grand enfant » remplaça progressivement celle du barbare sauvage et, dès 1915, la maque de chocolat Banania lançait sa célèbre campagne publicitaire représentant un soldat africain tout sourire coiffé d’une chéchia rouge. Le 14 juillet 1919, les tirailleurs défilaient sur les Champs-Élysées dans les années 1920, les autorités érigent des monuments officiels à Reims, Saint-Raphaël, Paris, mais aussi en Afrique comme à Bamako ou Dakar. En 1931, les tirailleurs étaient, pour le public parisien, parmi les « héros » de l’exposition coloniale qui se tenait à Vincennes.
Au-delà de cette instrumentalisation des pouvoirs publics, certains anciens combattants devinrent après la guerre des personnalités publiques. Citons Bakary Diallo – le nom que prend Omar Sy dans Tirailleurs même si curieusement peu de commentateurs du film ont fait ce rapprochement – qui écrit en 1926 un ouvrage Force-bonté, véritable ode à la France. Si l’on a longtemps cru que cet ouvrage n’avait pu être écrit par ce berger peul, tant il ruisselait d’un sentimentalisme presque obséquieux pour la mère patrie, des recherches récentes semblent avoir démontré le contraire, notamment en restituant Diallo comme un poète dans son environnement initial du Fouta Toro [4]. Autre personnage, en miroir de Diallo, Lamine Senghor, qui n’est pas représenté dans le film, qui s’engagea politiquement, d’abord au Parti communiste français avec lequel il participa au Congrès de La ligue contre l’impérialisme en 1927 à Bruxelles. Puis Senghor créa le Comité de défense de la race nègre, premier parti panafricaniste dans l’espace francophone, en 1927, année où il décède d’une tuberculose qu’il avait contractée sur les champs de bataille suite à des gazages massifs notamment pendant la bataille de Verdun. Ainsi, dans les années 1920 et 1930 le tirailleur n’était plus cette figure monolithique objet des imaginaires occidentaux, mais devint un personnage qui investissait un champ politique franco-africain en pleine constitution.
Les tirailleurs et la Seconde Guerre mondiale
Les tirailleurs prirent part aussi à la Seconde Guerre mondiale, d’abord à la défaite française en 1940 puis à la victoire notamment au sein de la 9e division infanterie coloniale, unité clé du débarquement de Provence à l’été 1944. Comme a pu l’écrire un historien, « la France libre fut Africaine » [5]. Après la guerre, alors que l’armée française procédait à de nombreuses transformations – recrutements basés sur le volontariat et non sur une conscription subie, formations d’officiers – de nombreux Africains furent incorporés, cette fois dans des unités mixtes, et sont envoyés en Indochine puis en Algérie. Au moment des indépendances ce sont les tirailleurs issus de chaque territoire qui constituèrent les ossatures des armées nationales. Si en métropole leurs souvenirs s’estompent, ce ne fut pas le cas partout en Afrique ni même pour les héritiers africains de cette histoire vivant en France.
Il en est ainsi du massacre de Thiaroye évoqué dans une tribune par le journaliste Daniel Schneidermann après qu’Omar Sy l’eut mentionné à plusieurs reprises sur différents plateaux télé lors de la promotion de Tirailleurs – et sur lequel nous avons eu à travailler pour notre thèse [6]. Thiaroye est ce massacre commis par l’armée française le 1er décembre 1944 contre des tirailleurs revenus d’Europe et qui avaient eu le seul tort de réclamer leurs rappels de soldes de captivités ainsi que diverses primes. Ce drame, dont le bilan se chiffre probablement à plusieurs centaines de morts, s’est durablement inscrit dans la mémoire collective sénégalaise. En 2014, le président Hollande après une allocution au cimetière de Thiaroye décida de remettre les archives que la France possède sur ce drame. À ce jour, l’emplacement où furent inhumés les corps des victimes reste inconnu et plusieurs voix se sont récemment élevées, en France et en Afrique de l’Ouest, pour l’organisation de fouilles sur des lieux où furent peut-être creusées des fosses communes.
En 2013, le président Hollande disait pour justifier l’opération Serval, en se référant aux sacrifices des tirailleurs maliens pour les deux guerres mondiales, que la France venait payer son dû au Mali. On peut sourire de cette assertion quand on sait que la majorité des recrutements furent des recrutements contraints. On peut aussi en prendre acte. Quelques jours avant de quitter le palais de l’Élysée, en avril 2017, ce même président Hollande naturalisait 28 anciens combattants résidant en France, souvent dans des foyers en région parisienne. Quelques jours après la sortie de Tirailleurs, en janvier 2023, on apprenait que le minimum vieillesse était enfin accordé aux vétérans africains de l’armée française sans avoir l’obligation de résider au moins six mois en France. La mesure concernerait une quarantaine de personnes. Le processus avait été le même sous Jacques Chirac il y a plus de quinze ans, en 2006, à la sortie du film d’Indigènes où le président avait acté la fin de la cristallisation des pensions – au moment des indépendances, à travers la loi de finances 1959, les diverses pensions d’anciens combattants des ressortissants d’Outre-mer furent gelées et jamais réévaluées contrairement à leurs frères d’armes français.
Si l’on ne peut que se réjouir de cette évolution pour les concernés, il y a aussi quelque chose de problématique à voir cet opportunisme des présidents français, rattrapés qu’ils sont par une actualité internationale ou culturelle, s’intéresser ainsi à l’histoire coloniale dont ils sont pourtant, quelque part, les dépositaires. Ces annonces à grand bruit ne doivent pas faire oublier les situations vécues par une majorité d’anciens combattants en Afrique et qui sont, pour eux et leurs proches, porteuses de ressentiment à l’égard de l’ancienne métropole. En Afrique de l’Ouest, il reste ainsi des milliers d’anciens combattants, principalement des guerres de décolonisation et qui pour beaucoup se plaignent des tracasseries des administrations françaises sur place quant à leurs droits.
Ces débats sur le sort des anciens combattants africains de l’armée française circulent aujourd’hui à une échelle internationale. Les enjeux de perception du passé, portés par une multitude d’histoires individuelles, mis en scène dans des œuvres artistiques ou revendiquées politiquement, forment ce que l’on nomme la mémoire collective. Cette mémoire se confronte à des politiques publiques, qu’elles soient mémorielles, diplomatiques, ou autres – et qui sont aussi une part de cette mémoire collective. Les polémiques stériles sur les déclarations d’Omar Sy suite à la promotion de Tirailleurs stigmatisent toute une partie de la jeunesse issue de l’immigration coloniale, comme elles abîment les rapports franco-africains sur le continent même. Alimentées par des dispositifs médiatiques qui cherchent le « buzz », il s’agit de prendre la mesure du tort que ces polémiques causent.
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[1] Pour une histoire générale des tirailleurs sénégalais, voir Echenberg, Myron, Les tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française (1857-1960). Paris, Karthala, 2009 et Guyon, Anthony. Les tirailleurs sénégalais : de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours. Paris, Perrin, 2022.
[2] Pour une étude plus détaillée sur la Première Guerre mondiale, voir Lunn, Joe, L’odyssée des combattants sénégalais, 1914-1918, Paris, L’Harmattan, 2015 et Michel, Marc. Les Africains et la Grande Guerre : l’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, 2003.
[3] Voir notamment le film d’Ousmane Sembène, Emitaï, Paris, Médiathèque des trois mondes, 2003 [1971]
[4] Voir le beau film réalisé par Frank Guillemain et Mélanie Bourlet, Bakary Diallo, mémoires peules. Paris, CNRS images, 2015.
[5] Jennings, Éric La France libre fut africaine, Paris, Perrin, 2014.
[6] Mourre, Martin, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Voir aussi le documentaire réalisé par François-Xavier Destors et Marie Thomas-Penette, Thiaroye 44.