Thursday, October 16, 2025

 


© Virginie Meigne

Insomniaques, une enquête théâtrale sur une histoire occultée

Dans Insomniaques, deux personnages mènent l’enquête sur un drame passé sous silence : le massacre de tirailleurs sénégalais et de civils noirs, à Rouen, par les troupes allemandes, le 9 juin 1940. De quoi rafraîchir notre mémoire collective.

Publié le 09 octobre 2025

Un article d'Anne-Laure Lemancel publié dans Canal n°340 octobre 2025

« L’absence de mon nom sur ma sépulture est un trou qui continue de saigner. » Ainsi résonnent sur scène ces paroles bouleversantes d’un tirailleur sénégalais inconnu. Des paroles qui résument à elles seules l’essence d’Insomniaques, une pièce accueillie en partenariat avec le théâtre du Mouffetard. Le pitch ? Deux Rouennais au sommeil agité, Jean-Michel et Flora, spécialistes de la période de l’Occupation dans leur ville, tombent sur une photo surprenante : le rare vestige d’un massacre de tirailleurs sénégalais et de civils noirs le 9 juin 1940. Dès lors, leur enquête remonte obstinément les traces de ce tragique événement.

La mémoire enterrée

Aux manettes de ce théâtre d’objets documentaire ? Lou Simon, créatrice de la compagnie Avant l’averse. « Je pars toujours du réel, d’un fait qui m’interpelle, raconte-t-elle. Dans ce cas précis, je me suis demandé, en tant que petite-fille de résistant, pourquoi cette histoire avait été si facilement occultée et, surtout, pourquoi sa mémoire est absolument nécessaire pour construire notre présent. Et il y a aussi l’existence de ces “civils noirs”, à qui Jean-Michel et Flora redonnent une histoire, une vie, une dignité. La preuve que l’immigration ne saurait être un phénomène récent. »

Un mille-feuille scénographique

Pour ce faire, Lou Simon, en collaboration avec la dramaturge Karima El Kharraze, a fait appel à trois interprètes – Arnold Mensah, Clémentine Pasgrimaud et Mariama Diedhiou –, et à un dispositif scénique sensible et pertinent. « Je ne travaille pas avec des marionnettes au sens premier du terme mais à partir de la matière, de l’espace, des images que l’on développe sur le plateau. C’est une façon de métaphoriser le réel. Ainsi, comme nulle trace du massacre n’a été retrouvée, j’ai décidé, avec la scénographe Cerise Guyon, de reconstituer une archéologie tressée de matériaux métaphoriques. Au fur et à mesure, mes personnages enlèvent des couches, exhument des réalités et le paysage scénographique se transforme… », décrit-elle.

Et voici, dans ce spectacle en mille-feuille, l’histoire remuée, bousculée, débroussaillée, pour mieux en ausculter les zones d’ombre et les tabous. Avec, évidemment, une résonance actuelle : « Au temps d’une montée inquiétante de l’extrême droite, cette pièce s’inscrit dans le travail militant de la mémoire de nos passés coloniaux », conclut Lou Simon.

Insomniaques, une enquête théâtrale sur une histoire occultée - Ville de Pantin


© Cie Avant l'averse








En aparté

Lou Simon : « Il était important que cette histoire soit entendue »

En travaux, Le Mouffetard Centre National de la Marionnette est redevenu nomade. Pour son ouverture de saison, il présente au Fil de l’eau de Pantin, le beau spectacle Insomniaques de Lou Simon, inspiré d’un fait réel historique survenu à Rouen en 1940, le massacre de tirailleurs antillais et africains. Rencontre avec une jeune artiste douée.

Marie-Céline Nivière    14 octobre 2025

Comment cette histoire inspirée de faits réels vous est-elle parvenue ?

Par mon oncle Jean-Louis, professeur d’histoire à la retraite qui habite à côté de Rouen. Avec son ami Laurent, un infirmier collectionneur de photos historiques, ils avaient le projet de faire un livre sur l’occupation de Rouen pendant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’objectif photographique des soldats allemands. Ils ont trouvé un éditeur, Guillaume Lemaître. Il se trouve qu’à un moment, ils ont mis la main sur des photos qui les ont fait dévier du projet initial. L’une d’entre elles montrait plusieurs hommes noirs sur une charrette, place de l’Hôtel de Ville à Rouen. Ce sont des soldats, des tirailleurs sénégalais, puisqu’ils sont en uniforme de l’armée française.

Mais il n’y avait pas de troupe coloniale postée à Rouen ?

C’est ce qui a interpellé mon oncle. En revanche, Laurent s’est souvenu d’une rumeur qui circulait au sujet d’un massacre de tirailleurs sénégalais. Il y avait bien une mention dans un ou deux bouquins, mais le travail historique n’avait jamais été fait. Ils ont mené l’enquête, retrouvé le lieu du massacre et l’endroit où ils avaient été enterrés. C’est une fosse commune au cimetière de Saint-Sever.

Insomniaques © Virginie Meigne

Et comment vous est venue l’idée d’en puiser la matière pour un spectacle ?

Un jour je demande à mon oncle, qui bien qu’à la retraite ne s’arrête jamais, sur quoi il travaillait. Il me parle de son livre. La manière dont il me racontait comment ils avaient enquêté était en soit un véritable récit. Je ne connaissais pas cette histoire-là et encore moins sur les tirailleurs sénégalais. Je pense que l’oubli de cette histoire est politique, qu’il révèle le racisme de nos sociétés coloniales. Assez vite, j’ai eu l’idée de montrer ce rapport entre l’Histoire et la mémoire. Je trouvais que cela pouvait être quelque chose d’assez visuel. Quelques mois plus tard, j’entends une émission à la radio sur le déni de notre passé colonial et ça a résonné très fort avec cette histoire-là. Il y était dit qu’il fallait qu’on raconte, qu’on sorte du silence.

Pour que la mémoire n’efface rien. D’où le titre Insomniaques ?

C’est d’abord quelque chose de plus personnel. Je suis un peu insomniaque et mon oncle l’est complètement. Pourquoi dans ma famille, les gens n’arrivent pas à s’arrêter de travailler, tombent en burn-out et ne considèrent jamais le travail comme juste un travail ? Je crois qu’à ce moment-là, j’ai compris que c’était lié à l’histoire familiale. On a un héros dans la famille. Mon grand-père a été résistant et déporté. C’est cette mémoire-là que l’on porte familialement : il faut justifier pourquoi on vit, en quelque sorte. Petit à petit, je me suis dit qu’être insomniaque, cela signifiait plein de choses.

Vous présentez aussi l’insomnie comme le souhait de ne pas fermer les yeux devant des situations, devant les violences systémiques qui existent aujourd’hui ?

Je ne pensais pas qu’on allait autant parler d’insomnie dans le spectacle. Cela s’est installé lorsque l’autrice qui a co-écrit le spectacle, Karima El Kharraze, m’a raconté l’histoire d’une amie. Celle-ci fait des insomnies et lui a dit un jour : « J’ai fait une insomnie parce qu’il y a quelqu’un dans ma chambre, un fantôme. Il avait besoin de me raconter son histoire et il ne m’a pas laissé tranquille. Une fois qu’il m’a raconté son histoire, j’ai pu dormir. »

Insomniaques © Virginie Meigne

Cette anecdote a fait le lien. Karima m’a aussi parlé de son grand père marocain, qui a servi dans l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand il lui racontait qu’il avait failli être fusillé par des nazis, elle ne le croyait pas. Elle pensait même qu’il était fou. Cela a été une prise de conscience, pour moi qui n’ai jamais remis en question la légitimité de la mémoire de mon grand-père.

Ce qui est formidable dans votre spectacle, c’est ce dosage entre le théâtre documentaire et tout ce théâtre d’objets. Comment tout cela s’est-il mis en place ?

Les arts de la marionnette permettent de rendre visibles des phénomènes qui ne le sont pas. Comment travaille-t-on l’Histoire ?Comment l’écrire et raconter la fabrique de l’Histoire ? Il y a beaucoup d’informations dans le spectacle. Comment toute cette masse d’informations, sans être juste une somme de connaissances, peut-elle résonner autrement ?

Et l’utilisation du carton, celui des boîtes d’archives…

Avec la scénographe Cerise Guyon et Karima El Kharraze, nous sommes allées aux archives départementales de la Seine-Maritime. Nous avons eu la chance de rencontrer une archiviste. L’objet carton nous a beaucoup inspirées pour commencer à travailler. Que représente le carton ? À la fois, ce sont les archives, mais en même temps, ce sont les briques de la ville de Rouen…

Vous avez créé le spectacle à Rouen, au CDN de Normandie, au théâtre des Deux Rives, cela avait vraiment du sens…

D’autant que le théâtre est à moins de cinq cents mètres des deux lieux du massacre. On passait devant tous les matins, c’était assez fou. Cela a permis aussi à tous les personnages encore vivants aujourd’hui, et à leurs descendants, de se rassembler à cet endroit-là. Il était important que cette histoire soit entendue.

Insomniaques © Virginie Meigne

Pourquoi avez-vous choisi la pratique marionnettique ?

C’est un endroit qui se trouve être au croisement de plein de choses que j’ai faites dans ma vie, du théâtre, de la danse et surtout de l’art plastique. Cela m’a permis de faire se rencontrer ces trois arts-là et de voir comment cela pouvait dialoguer. Je suis assez d’accord avec la définition de Pierre Blaise qui dit que la marionnette, c’est des arts plastiques mis sur la scène. On peut raconter autrement la vie, avoir de la distance, raconter mieux certaines problématiques, certains phénomènes qui existent autour de nous.

Pour moi, la marionnette, l’objet, la matière permettent de mettre le focus sur ce qui n’est pas vivant. J’adore la marionnette et la philo et je trouve que cela se rencontre très bien. Parce que je n’ai pas de langage prédéfini, après nos deux premiers spectacles avec ma compagnie Avant l’Averse, qui sont de l’ordre du théâtre de matière, le prochain sera un spectacle de théâtre d’objets et le suivant sera certainement autour de la marionnette.

Insomniaquesde Karima El Kharraze et Lou Simon
Spectacle créé le 14 janvier au 
CDN de Normandie Rouen – Théâtre des Deux Rives.
Le Mouffetard Centre national de la marionnette
Spectacle joué hors les murs au Théâtre du fil de l’eau à Pantin.
Les 15 et 16 octobre 2025.
Durée 1h20.

Tournée 2025-2026
4 novembre 2025 au Théâtre Paul Eluard, Festival Pivo, Bezons (95)
15 novembre 2025 à L’Échalier, Saint-Agil (41)
10 février 2026 au Théâtre des Bergeries, Noisy-le-Sec (93)
13 février 2026 à la Maison du Peuple, Pierrefitte (93)
10 mars 2026 Espace André Malraux (avec Le Tas de Sable, CNMa), Abbeville (80).

Mise en scène Lou Simon 
Avec Arnold Mensah, Clémentine Pasgrimaud et Mariama Diedhiou
Scénographie de Cerise Guyon
Création musicale et sonore Mariama Diedhou et Thomas Demay
Lumière Romain Le Gall Brachet
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Lou Simon : « Il était important que cette histoire soit entendue » | Coups d'Œil (L'Œil d'Olivier)

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