Sunday, June 18, 2023

Itinéraires de tirailleurs sénégalais

Avec « Les Dieux de la brousse ne sont pas invulnérables », son troisième roman, l’écrivain Ibrahima Hane ouvre une trilogie historique sur les militaires sénégalais entre la fin du XIXe siècle et l’indépendance. Il a obtenu pour ce livre une mention spéciale du prix Orange du livre en Afrique.

Mis à jour le 16 juin 2023 à 16:47
Le romancier sénégalais Ibrahima Hane, à Dakar, le 07 juin 2023. © Sylvain Cherkaoui pour JA

Le romancier sénégalais Ibrahima Hane, à Dakar, le 07 juin 2023. © Sylvain Cherkaoui pour JA

Haute stature, élégance rare, lunettes de soleil, Ibrahima Hane est un jeune auteur sénégalais à suivre de près. À l’âge de 76 ans, il vient d’obtenir une mention spéciale du jury du prix Orange du livre en Afrique (Pola) pour son troisième roman, Les Dieux de la brousse ne sont pas invulnérables, titre qui renvoie à une citation de l’écrivain malien Amadou Hampâté Ba.

Jeune auteur alors qu’il est né le 4 juillet 1947 à Dakar ? On peut le dire ainsi puisque son premier roman publié date de 2016 (Errance, United Press) et son deuxième de 2020 (L’Écume du temps, L’Harmattan Sénégal). Longtemps, l’homme fut banquier. Après des études de droit à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, il travailla ainsi pour le Crédit lyonnais et l’Union des banques suisses. Ce n’est que parvenu à l’âge de la retraite qu’il décida de se consacrer, enfin, pleinement à l’écriture.

Une retraite en écriture

Il serait néanmoins naïf de croire que ses années de vie active l’ont empêché de batailler avec phrases et mots. En réalité, même s’il ne publiait pas, Ibrahima Hane n’a jamais cessé d’écrire. « J’ai commencé très tôt, au collège des pères maristes, confie-t-il. J’ai notamment participé au journal de l’école, puis j’ai continué et, surtout, je me suis beaucoup intéressé à la littérature. J’ai eu une nouvelle primée par RFI en 1994, mais je n’avais pas le temps d’écrire vraiment. Je n’ai pu rédiger mon premier roman qu’à l’heure de la retraite. »

Si son deuxième texte publié, L’Écume du temps, avait une dimension autobiographique et se déroulait à l’époque contemporaine, Les Dieux de la brousse ne sont pas invulnérables inaugure un cycle historique extrêmement ambitieux sur l’époque coloniale et les deux guerres mondiales.

Tirailleurs sénégalais à Longchamp (Paris) le 14 juillet 1913. © Maurice-Louis Branger/Roger-Viollet
Tirailleurs sénégalais à Longchamp (Paris) le 14 juillet 1913. © Maurice-Louis Branger/Roger-Viollet

Tirailleurs sénégalais à Longchamp (Paris) le 14 juillet 1913. © Maurice-Louis Branger/Roger-Viollet

« Mon grand-père était un rescapé du Chemins des Dames, où il a perdu ses sept frères de même mère et de même père, raconte Ibrahima Hane. Lui seul est revenu, transformé, aphone, silencieux. Je suppose que le choc qu’il avait vécu l’empêchait de parler. Quand on touchait au sujet de la guerre, il ne l’évoquait qu’avec des généralités. J’étais très attaché à mon grand-père. Il lui arrivait parfois de s’exposer, et je pouvais alors recueillir quelques bribes. Je sais qu’il était passé au fort de Douaumont, occupé pendant huit mois par les Allemands. En revenant, de la guerre il a rapporté, en 1918, une malle contenant ses affaires. À l’intérieur, il y avait la revue des Tirailleurs, des souvenirs, des balles, des cartouches. À sa mort, j’ai hérité de tout cela ; personne n’en voulait. »

À la croisée des XIXet XXsiècles

En vérité, Ibrahima Hane a hérité de bien plus qu’une malle : il a reçu le goût de l’Histoire. Et c’est avec un remarquable talent de conteur qu’il nous entraîne au Tchad à la fin du XIXsiècle, nous invite dans le Dakar colonial et nous transporte jusqu’en Rhénanie (Allemagne), après la capitulation allemande. La première phrase des Dieux de la brousse ne sont pas invulnérables donne le ton d’une vaste saga d’amour et de mort : « Le mirador était dressé à l’abri d’un rideau d’arbres, non loin du cadavre de bœuf à moitié dévoré. »

LES INFORMATIONS HISTORIQUES ET LES DATES SONT TOUTES VÉRIFIÉES, MAIS LES FAITS, JE LES TRANSFORME UN PEU. J’AVAIS ENVIE D’OFFRIR AU LECTEUR UN PEU D’AGRÉMENT AVEC LA FICTION

Des cadavres, il y en aura beaucoup dans les 428 pages de ce premier tome où l’on suit les parcours de nombreux personnages – plus d’une quarantaine tout de même ! – et en particulier ceux de Mamadel Ba (« Maréchal des logis, spahi sénégalais, garde personnel du gouverneur et interprète ») et de son fils, lui aussi militaire, Amadou Ba. À travers la vie de ces deux hommes d’une grande rigueur morale et d’une subtile intelligence, Ibrahima Hane nous raconte les affres de la fin d’un siècle et les horreurs qui accompagnent la naissance du suivant.

Le livre commence en effet avec l’histoire terrible de la mission Voulet-Chanoine entamée en janvier 1899. Au cours de cette campagne militaire de triste mémoire, les commandants français semèrent la désolation tout au long de leur périple en massacrant les populations qui ne voulaient pas leur fournir hommes, femmes ou nourriture, voire en exécutant sans raison particulière ceux qui se trouvaient simplement sur leur passage – jusqu’à ce que les deux commandants soient abattus par leurs propres troupes mutinées.

« Dans ce roman, j’ai voulu parler des tirailleurs sénégalais, mais j’ai aussi raconté la vie de Français de l’époque et j’ai découvert des choses horribles, comme la folie de la mission Voulet-Chanoine, qui devait faire la “jonction de l’Afrique”. Comme elle manquait de moyens, les militaires ont accaparé les ressources trouvées en chemin et ont exploité les populations en commettant au passage des crimes », explique Ibrahima Hane, qui s’est documenté sur Internet et qui a pu, par ailleurs, compulser d’anciennes archives militaires.

La légende de Blaise Diagne égratignée

Revenu vivant de cette campagne, Mamadel Ba va un temps vivre à Dakar où il entretient une relation de respect avec le gouverneur paternaliste William Merlaud-Ponty (1866-1915), et lui sert de messager quand il souhaite retrouver son épouse sénégalaise Madjiguene Paye… Avec une remarquable virtuosité et un sens aiguë du détail, Hane croise les vies de personnages réels et imaginaires. Aucun d’eux n’est monochrome, aucun n’est caricatural : tous sont vivants, pétris de contradictions. « Les informations historiques et les dates sont toutes vérifiées, mais les faits, je les transforme un peu, confie l’auteur. C’est une forme de pédagogie pour le lecteur, j’avais envie de lui offrir un peu d’agrément avec la fiction. »

L’ESSENTIEL DE MON PROPOS, C’EST LA CONDITION DES MILITAIRES SÉNÉGALAIS, EMBARQUÉS DANS DES GUERRES QUI N’ÉTAIENT PAS LES LEURS. JE RÈGLE MES COMPTES AVEC UN TEMPS, UNE SITUATION

Il y a donc, on l’aura compris, dans cette histoire de bruits et de fureur, des moments d’amour, d’amitié, de trahison, de fidélité… Et certains personnages réels en prennent pour leur grade. C’est le cas de Blaise Diagne, premier député de l’Afrique noire dont Ibrahima Hane égratigne la légende en le montrant sous un jour bien peu favorable. Plus intéressé par sa carrière que par la liberté de ses concitoyens sénégalais, il apparaît comme un ambitieux manipulé par les Français.

Paul Reynaud, ministre des Colonies, et le sous-secrétaire d'état aux Colonies Blaise Diagne, accompagnés de l'architecte Albert Laprade et du sculpteur Alfred Janniot, inaugurent le Palais des colonies à l’Exposition coloniale internationale le 16 mai 1931 à Paris. © Gamma-Rapho-Keystone France via Getty Images
Paul Reynaud, ministre des Colonies, et le sous-secrétaire d'état aux Colonies Blaise Diagne, accompagnés de l'architecte Albert Laprade et du sculpteur Alfred Janniot, inaugurent le Palais des colonies à l’Exposition coloniale internationale le 16 mai 1931 à Paris. © Gamma-Rapho-Keystone France via Getty Images

Paul Reynaud, ministre des Colonies, et le sous-secrétaire d'état aux Colonies Blaise Diagne, accompagnés de l'architecte Albert Laprade et du sculpteur Alfred Janniot, inaugurent le Palais des colonies à l’Exposition coloniale internationale le 16 mai 1931 à Paris. © Gamma-Rapho-Keystone France via Getty Images

Ainsi William Merlaud-Ponty rappelle-t-il à Blaise Diagne : « Quelle que soit la couleur de votre peau, vous êtes un citoyen français aux yeux de la loi ! Le Sénégal est une colonie française qui a le même statut qu’une région de France. Vous n’êtes donc ni plus ni moins qu’un citoyen français élu député dans une contrée de notre patrie. » Et plus loin, il précise à l’administrateur colonial François Joseph Clozel (1860-1918) : « C’est un message destiné à tous ceux qui rêvent d’indépendance. Blaise Diagne sera leur rêve brisé. C’est un citoyen qui oeuvrera uniquement pour la mère patrie : la France. »

Une histoire portée depuis l’enfance

Naviguant dans les milieux diplomatiques et militaires avec autant d’aise qu’il décrit la vie quotidienne des Sénégalais les plus pauvres, Ibrahima Hane conduit son récit à travers les grands événements historiques et l’achève après la Première Guerre mondiale, quand nombre de tirailleurs sénégalais furent envoyés en Rhénanie, où ils subirent un violent racisme. « L’essentiel de mon propos, c’est la condition des militaires sénégalais, embarqués dans des guerres qui n’étaient pas les leurs, avec des armes qu’ils ne savaient pas manipuler, dit-il. Je règle mes comptes avec un temps, une situation. »

Les Dieux de la brousse ne sont pas invulnérables n’est que le premier tome d’une trilogie intitulée Le Monde en gésine. Le second tome, L’Embrasement, est déjà achevé et se déroule entre 1938 et 1945 – sans évoquer le terrible massacre de Thiaroye. Le dernier tome aura pour titre Après le silence des canons… « Cette histoire, je la porte depuis l’enfance, je l’avais dans les tripes, répète Ibrahima Hane. Je voulais la recracher, mais pas sous une forme historique, qui m’aurait bridé. » Nul doute qu’en la lisant, nombreux sont ceux qui découvriront des pans méconnus de l’histoire du Sénégal, et de celle de la France.

 © L’Harmattan

© L’Harmattan

L’Harmattan Sénégal, 428 pages, 30 euros

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