Saturday, November 11, 2023

 




Essai - « Races guerrières » : histoire inédite d’un mythe colonial

Stéphanie Soubrier revient en détails sur la vie de ces innombrables combattants africains enrôlés dans l’armée française sur le fondement de théories racistes et fallacieuses. Un travail important basé sur de nombreux fonds d’archives.

Entraînement de tirailleurs sénégalais au Maroc, vers 1910-1914. (Albert Harlingue/Roger-Viollet)

par Sylvain Venayre      publié le 12 octobre 2023 à 4h39

Remontons un peu le temps. En 2022, Omar Sy campait dans Tirailleurs le personnage d’un Sénégalais, Bakary Diallo, enrôlé de force dans l’armée française avec son fils, à la fin de la Première Guerre mondiale. En 2006, Sami Bouajila, Jamel Debbouze, Samy Naceri et Roschdy Zem incarnaient dans Indigènes trois tirailleurs algériens et un goumier marocain combattant pour la libération de la France occupée à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ces deux films participaient de la redécouverte d’une histoire plus longue, récemment racontée par Anthony Guyon dans le cas de l’ancienne Afrique occidentale française (les Tirailleurs sénégalais, Perrin, 2022) : celle de ces Africains incorporés dans l’armée française à l’époque de l’empire colonial. Au public, qui leur a fait bon accueil, ils faisaient notamment ressentir cette réalité dont personne ne doute : le racisme, qui structurait, aux XIXe et XXe siècles, les conditions de l’enrôlement des soldats par les autorités françaises, depuis Alger jusqu’à Dakar.

D’ailleurs, il suffisait d’ouvrir la Force noire, ce livre que le lieutenant-colonel Mangin a publié en 1910. Mangin avait participé à la fameuse mission Marchand, qui avait dû reculer face au corps expéditionnaire britannique du général Kitchener, en 1898, non loin du petit fort de Fachoda, sur le Nil blanc. Mangin, un vétéran des campagnes militaires en Afrique. De son expérience, il avait tiré la conviction que les Africains pouvaient fournir à l’armée française un appui décisif.

Légitime indignation

Certaines « races », à l’en croire, produisaient de remarquables combattants. « Bambaras » de l’Afrique de l’Ouest, « Saras » de l’Afrique de l’Est constituaient, disait-il, des « races guerrières ». Leur résistance ne leur permettait-elle pas de supporter des climats très durs et de porter de lourdes charges ? Le moindre développement de leur système nerveux ne les rendait-il pas moins sensibles à la douleur ? Leur appartenance à des sociétés patriarcales ne leur aurait-elle pas inculqué très tôt le sens de la discipline et de la hiérarchie ? La guerre, endémique en Afrique, ne leur aurait-elle pas enseigné très tôt l’habitude du combat ?

Bref : c’était entendu, il existait un continuum entre ces conceptions racistes de la fin du XIXe siècle, résumées par Mangin dans son livre, et l’utilisation que l’armée française avait faite des soldats africains au XXe siècle (et aussi la légitime indignation que ce passé suscite au début du XXIe siècle).

Cette histoire avait déjà engendré un certain nombre de débats chez les historiens. À Marc Michel, qui montrait que, contrairement aux représentations de la « chair à canon », les pertes des soldats africains pendant la Première Guerre mondiale n’avaient pas été supérieures à celle des soldats français, Joe Lunn objectait que les calculs changeaient si l’on ne prenait pas seulement en considération l’origine africaine des combattants mais justement leur appartenance à de supposées « races guerrières » (que l’état-major français envoyait davantage au casse-pipe). Mais cette notion, empruntée aux théoriciens de la fin du XIXe siècle, demeurait peu analysée.

Étrange système militaire

Dans un livre magistral, fondé sur une enquête effectuée dans de nombreux fonds d’archives, Stéphanie Soubrier en propose pour la première fois l’histoire, dans le cas français. Plutôt que de partir des théories synthétisées par Mangin, l’historienne s’est efforcée de continuer à remonter le temps, afin de comprendre comment s’était constituée cette catégorie de « races guerrières » et ce qu’elle recouvrait exactement.

C’est ainsi que se sont imposées, en amont de l’étude, les années 1850 : celles de l’essor de l’anthropologie en France, celles de la constitution des premiers bataillons de « tirailleurs sénégalais » à Dakar – celles, aussi, de la formidable mutinerie des cipayes indiens, qui eut pour conséquence l’avènement, en Grande-Bretagne, de la notion de « martial races ».

C’est ainsi que s’est imposé l’ensemble de l’empire français : non seulement l’Afrique, mais aussi l’Indochine, où le colonel Pennequin, récemment étudié par Jean-François Klein (Pennequin, le « Sorcier de la Pacification », Maisonneuve & Larose, 2021), imaginait un projet d’« armée jaune », très différent de la « force noire » en ce que son promoteur voyait dans cette armée indochinoise le premier moyen du « self-government » des possessions françaises en Asie.

C’est ainsi que se sont imposés les tirailleurs eux-mêmes, à qui l’autrice s’efforce de donner la parole. Des Africains ont parfois participé à l’élaboration de la notion de « races guerrières », dans le cadre de ce que l’historienne appelle une « coconstruction ». L’expérience des recrues était plus originale qu’on ne l’imagine parfois. À ce sujet, l’historienne montre toute l’importance que pouvaient avoir, dans cet étrange système militaire, les femmes des tirailleurs. Les officiers coloniaux y étaient très attentifs. C’était souvent elles qui prenaient soin de leurs maris et les encourageaient à demeurer dans l’armée (comme l’écrivait un officier français en 1911, « ce qu’il y a de précieux chez le tirailleur, c’est sa femme »). En l’occurrence, Stéphanie Soubrier rappelle que l’histoire militaire, c’est aussi une histoire des femmes.

Surtout, dit-elle, les théories de Mangin sont demeurées minoritaires à la veille de la Première Guerre mondiale, non seulement parmi les officiers supérieurs français en métropole, mais également parmi les soldats, les médecins et les savants français en Afrique, qui pouvaient en mesurer toute l’inanité. Leurs rapports étaient unanimes : une « race guerrière », c’est d’abord, indépendamment de toute considération anthropologique, une race loyale. Les bons tirailleurs sont ceux qui obéissent. En 1914, on enrôlera tout autant les « races non guerrières » que les « races guerrières » : le cas de Madagascar, bien étudié dans le livre, est à cet égard très éclairant.

On dit parfois que l’historiographie française a encore du mal avec la notion de race. Récemment disparu, l’historien américain Tyler Stovall écrivait que « proposer une étude de l’histoire de l’idée de race en France » revenait à « se promener dans un champ de mines ». Avec Races guerrières, Stéphanie Soubrier s’impose comme notre démineuse en chef.

Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale, 1850-1918, CNRS Éditions, 443 pp. 26€ (ebook : 18,99 €).

« Races guerrières » : histoire inédite d’un mythe colonial – Libération (liberation.fr)


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