Friday, September 13, 2024

 

« Morts pour la France » : « L’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre procède à un révisionnisme historique »

Dans une tribune au « Monde », l’historien Marc André estime qu’en attribuant le titre de « Morts pour la France » à des tirailleurs sénégalais exécutés par l’armée française en 1944 l’établissement public se livre à une instrumentalisation de l’histoire à des fins politico-mémorielles.

 

Le 18 juin 2024, l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONaCVG) attribuait le titre de « Morts pour la France » à six tirailleurs tués par l’armée française, le 1er décembre 1944, à Thiaroye (Sénégal). Ces soldats, après avoir combattu pour libérer la France, avaient été massacrés parmi des dizaines d’autres pour avoir exigé leur solde.

La décision, ébruitée fin juillet par Le Monde, suscitait quelques satisfactions privées – celles de descendants trouvant là une forme de reconnaissance –, mais aussi des tensions diplomatiques, le premier ministre sénégalais estimant que la France n’avait pas à « fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés » à la fin de la seconde guerre mondiale, ainsi que des interrogations chez les historiens.

Sans entrer dans les débats historiographiques et mémoriels autour du massacre (nombre de morts, lieux de sépulture, droit à la réparation, etc.), mais parce que l’obscure procédure de transformer des « morts par la France » en « Morts pour la France » nous y invite, il importe de diriger notre regard non vers ce qui est montré par le doigt – le massacre et ses enjeux aujourd’hui –, mais sur le doigt lui-même : l’ONaCVG.

La dissimulation de la réalité

Quand il attribue une mention « Mort pour la France », l’ONaCVG est dans son rôle. Né en 1935 de la fusion de trois offices dédiés originellement aux mutilés, pupilles de la Nation et combattants, cet organisme, dont le nom devient définitif en 1946, est chargé de faire jouer la solidarité nationale envers celles et ceux qui avaient été qualifiés au sortir de la Grande Guerre (1914-1918) de premiers créanciers de la nation.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés « La France n’oublie rien » : Emmanuel Macron rend hommage aux combattants français et africains du débarquement de Provence  L’ONaCVG, encadré par un code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre, distribue les cartes du combattant, reconnaît les veuves de guerre – ou conjoints depuis 2005 –, les pupilles de la nation et, donc, aussi, les « Morts pour la France ». Voilà les piliers de cet organisme : reconnaissance et réparation. Mais quand l’ONaCVG en arrive à dissimuler une réalité en la tordant de la sorte par le choix des mots, on croit rouvrir le dictionnaire colonial dans lequel, comme le disait Roland Barthes, « les mots [ayant] un rapport nul ou contraire à leur contenu » donnent « à un réel cynique la caution d’une morale noble » (Mythologies, 1957).

Le cas d’école des morts de la guerre d’Algérie

Les choix classificatoires de l’office débouchent, intentionnellement ou non, sur une instrumentalisation de l’histoire à des fins politico-mémorielles. Car, au-delà des mots, derrière la reconnaissance du statut « Mort pour la France », qui est toujours le fruit de négociations, se joue l’image que le pouvoir entend se donner.

Le traitement des morts de la guerre d’Algérie est un autre cas d’école : les policiers français abattus en France par les militants indépendantistes, soit parce qu’ils étaient ciblés comme tortionnaires, soit tout simplement pour ce qu’ils représentaient, ont été reconnus « Morts pour la France » grâce à une loi du 7 janvier 1959 ; des familles d’Algériens membres de la Force de police auxiliaire créée par Maurice Papon, police à qui l’on doit en partie le massacre du 17 octobre 1961, ont dû argumenter jusqu’aux années 2010 pour obtenir ce statut ; d’autres familles algériennes, comme celles d’un militaire tué alors qu’il représentait l’armée d’Afrique le 14 juillet 1958 à Paris, ou d’un capitaine à la retraite exécuté en 1959 pour ses engagements profrançais, ont vu leurs demandes rejetées.

Instruisant les dossiers, l’ONaCVG fabrique ses archives dans lesquelles se trouvent bon nombre de « Morts par la France ». Toutefois, celles-ci sont difficilement accessibles du fait d’un réseau devenu labyrinthique. Si chaque département – et des ambassades en Afrique – possède une antenne de l’office, les versements aux archives n’obéissent à aucune règle claire. Depuis la suppression, en 2013, des directions interdépartementales des anciens combattants, les dossiers ont été versés au service des pensions de La Rochelle, mais l’accès est aléatoire. Les victimes des conflits contemporains ont leur division « archives » à Caen, bien qu’aucune centralisation de la collecte ne semble effectuée.

L’ONaCVG diffuse sa vision de l’histoire

Le sentiment de dossiers maintenus à l’écart des yeux de chercheurs quand ils n’ont pas été perdus ou détruits, dans le cas de Thiaroye ou d’autres, est légitime et il n’est pas besoin d’avoir la mémoire longue pour se rappeler que le secrétariat d’Etat aux anciens combattants et victimes de guerre – rattaché au ministère des armées et dont dépend l’ONaCVG – a dissimulé pendant dix ans le fichier juif créé sous l’Occupation.

L’ONaCVG bâtit aujourd’hui une politique mémorielle au carrefour de l’histoire, du patrimoine, de la mémoire et des archives. Il ne contrôle pas seulement l’accès à son propre passé, il diffuse sa vision de l’histoire. Pilotant les hauts lieux de la mémoire nationale, il définit ce qui peut être montré in situ ; tourné vers le monde scolaire, il invite des représentants d’associations présentes dans son conseil d’administration ou des témoins chevronnés à répéter leurs récits dans les classes, favorisant l’établissement d’une doxa au détriment de la complexité historique.

Soucieux de publicité quand il s’agit de promouvoir ses actions sociales – les Bleuets de France cousus sur les maillots d’équipes professionnelles de football en soutien aux victimes de guerre ou de terrorisme –, l’ONaCVG reste discret quand il attribue des mentions « Mort pour la France ». Cela est problématique dans le cas de Thiaroye, dans la mesure où, ici comme ailleurs, un révisionnisme historique entend valider les mensonges d’Etat. Une chose est sûre : une politique discrétionnaire débouche rarement sur une solidarité nationale ou internationale.


Marc André (maître de conférences à l’université de Rouen, chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP))


« Morts pour la France » : « L’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre procède à un révisionnisme historique » (lemonde.fr)


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