Mémoire
France-Sénégal : un «petit pas en avant» vers la
reconnaissance du massacre de Thiaroye
La reconnaissance dimanche comme «morts pour la France» de six tirailleurs sénégalais, exécutés en 1944 sur ordre d’officiers de l’armée française, irrite le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko.
Au cimetière militaire de Thiaroye, près de Dakar, sont notamment enterrés les soldats tués par l'armée française le 1er décembre 1944. (Seyllou/AFP) |
par Agnès Faivre et AFP publié le 30 juillet 2024 à 11h47
« Morts
pour la France ». Quatre petits
mots désormais apposés sur les dossiers de Sene Saliou, Ibrahima N’Diaye, Gore
N’Dour, M’Bap Senghor, Laya Sallou et Duzaï Made. Tous morts le 1er
décembre 1944 à Thiaroye, au Sénégal. Quatre petits mots qui nuancent le récit
officiel de ces « tirailleurs sénégalais », ainsi qu’étaient désignés
les soldats issus de colonies françaises d’Afrique et ayant combattu sous le
drapeau français (quatre sont en réalité originaires du Sénégal actuel, deux
autres du Burkina Faso et de la Côte-d’Ivoire actuels). Et qui marquent une
inflexion vers une éventuelle reconnaissance par la France du « massacre
de Thiaroye », en référence à l’exécution, sur ordre de l’armée française,
de tirailleurs rapatriés réclamant leurs arriérés de soldes.
Prise « à
titre posthume » le 18 juin par l’Office national français des
combattants et des victimes de guerre (OnaCVG), cette décision s’inscrit « dans
le cadre des commémorations des 80 ans de la libération de la France, comme
dans la perspective du 80e anniversaire des événements de Thiaroye, dans la
droite ligne mémorielle du président de la République, qui souhaite que nous
regardions notre histoire “en face” », a indiqué dimanche 28 juillet le secrétariat d’État français
chargé des Anciens Combattants et de la Mémoire.
« Fait de guerre »
« La
mention “Mort pour la France” est attribuée dès lors que la preuve est
rapportée que le décès est imputable à un fait de guerre, que ce décès soit
survenu pendant le conflit ou ultérieurement », indique sur son site l’OnaCVG, établissement sous
tutelle du ministère des armées. Et selon Armelle Mabon, maîtresse de
conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bretagne Sud, il s’agit
d’un « petit pas en avant ».
Car la
thèse officielle française de la riposte à une mutinerie d’ex-prisonniers a
longtemps prévalu. Elle cède enfin le 30 novembre 2014, quand François Hollande
et son homologue sénégalais, Macky Sall, inaugurent un mémorial au cimetière de
Thiaroye, en banlieue de Dakar. Évoquant la « dette de sang qui
unit la France à l’Afrique », comme il l’avait fait un an et demi
plus tôt à Tombouctou, le président français reconnaît alors la responsabilité de la
France lors de ces « événements », « tout
simplement épouvantables, insupportables ». Mais il choisit
d’évoquer « la répression sanglante de Thiaroye » plutôt
qu’un « massacre ». Une nuance qui induit encore la
culpabilité des tirailleurs exécutés par l’armée coloniale. La reconnaissance
d’un décès lié à des « faits de guerre » de ces hommes s’inscrit
davantage « dans le sens de l’histoire », selon Armelle
Mabon, ouvrant la voie à d’autres demandes de descendants, voire à
d’éventuelles procédures judiciaires pour innocenter, réhabiliter et indemniser
les familles de présumés mutins condamnés à l’époque des faits.
« Bout d’histoire tragique »
Une « petite » avancée
que le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko, accueille, lui, d’un ton plus
courroucé. « Nous demandons au gouvernement français de revoir ses
méthodes, car les temps ont changé ! a-t-il posté sur le réseau
social X (ex-Twitter). Pourquoi cette subite « prise de
conscience » alors que le Sénégal s’apprête à donner un nouveau sens à ce
douloureux souvenir, avec la célébration du 80e anniversaire cette année ?
Je tiens à rappeler à la France qu’elle ne pourra plus ni faire ni conter seule
ce bout d’histoire tragique. Ce n’est pas à elle de fixer unilatéralement le
nombre d’Africains trahis et assassinés après avoir contribué à la sauver, ni
le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent.
Thiaroye 44, comme tout le reste, sera remémoré autrement désormais. »
Cette
réaction du chef de l’exécutif sénégalais traduit-elle une maladresse de Paris,
qui ne l’aurait pas impliqué dans sa décision ? Un télescopage de projets
de politique mémorielle, qui met à mal le souverainisme si cher à Ousmane
Sonko, et l’empêcherait de donner le la, sur un sujet aussi vif dans la mémoire
sénégalaise ? Le fait est que le massacre de soldats africains au camp de
Thiaroye lui tient à cœur, rappelle Moussa Diaw, professeur émérite de sciences
politiques à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis. « La
visite de François Hollande en 2014 a ouvert la voie à la reconnaissance de ce
massacre, mais n’a pas vraiment été suivie d’effets en France, souligne-t-il. Quant
à la classe politique sénégalaise, elle ne s’en est pas emparée, craignant
peut-être d’éventuelles tensions avec Paris. Ousmane Sonko, lui, conçoit ce
projet de commémoration comme un événement politique majeur, qui s’inscrit à la
fois dans la réhabilitation d’un pan d’histoire tragique mais insuffisamment
documenté, et dans la reconfiguration des relations franco-sénégalaises. »
Le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar, le 16 mai 2024. (Seyllou/AFP) |
Parmi les
tâches qui permettraient de faire la lumière sur le massacre de Thiaroye :
dresser le bilan des tirailleurs exécutés par les troupes coloniales et les
gendarmes français ce 1er décembre 1944. « L’exhumation des corps va
devenir inévitable, que ce soit au sein du camp de Thiaroye, où des dalles de
béton ont été coulées, ou au cimetière militaire, qui compte 202 tombes
anonymes », estime Armelle Mabon. Selon le bilan
dressé par les autorités françaises à l’époque, au moins 35 tirailleurs ont
trouvé la mort, sur place ou des suites de leurs blessures. Un chiffre
controversé, des historiens estimant le bilan réel beaucoup plus élevé. Selon
Armelle Mabon, entre 300 et 400 hommes ont été tués. Soit le différentiel entre
les 1 600 à 1 700 tirailleurs embarqués à bord du navire qui les ramenait
d’Europe vers le continent africain, et les 1 200 à 1 300 individus débarqués à
Dakar, selon les chiffres fournis par l’administration coloniale après le
massacre.
0 Comments:
Post a Comment
<< Home