Friday, August 02, 2024

 


Mémoire

France-Sénégal : un «petit pas en avant» vers la reconnaissance du massacre de Thiaroye

La reconnaissance dimanche comme «morts pour la France» de six tirailleurs sénégalais, exécutés en 1944 sur ordre d’officiers de l’armée française, irrite le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko.

Au cimetière militaire de Thiaroye, près de Dakar, sont notamment enterrés les soldats tués par l'armée française le 1er décembre 1944. (Seyllou/AFP)

par Agnès Faivre et AFP                 publié le 30 juillet 2024 à 11h47

« Morts pour la France ». Quatre petits mots désormais apposés sur les dossiers de Sene Saliou, Ibrahima N’Diaye, Gore N’Dour, M’Bap Senghor, Laya Sallou et Duzaï Made. Tous morts le 1er décembre 1944 à Thiaroye, au Sénégal. Quatre petits mots qui nuancent le récit officiel de ces « tirailleurs sénégalais », ainsi qu’étaient désignés les soldats issus de colonies françaises d’Afrique et ayant combattu sous le drapeau français (quatre sont en réalité originaires du Sénégal actuel, deux autres du Burkina Faso et de la Côte-d’Ivoire actuels). Et qui marquent une inflexion vers une éventuelle reconnaissance par la France du « massacre de Thiaroye », en référence à l’exécution, sur ordre de l’armée française, de tirailleurs rapatriés réclamant leurs arriérés de soldes.

Prise « à titre posthume » le 18 juin par l’Office national français des combattants et des victimes de guerre (OnaCVG), cette décision s’inscrit « dans le cadre des commémorations des 80 ans de la libération de la France, comme dans la perspective du 80e anniversaire des événements de Thiaroye, dans la droite ligne mémorielle du président de la République, qui souhaite que nous regardions notre histoire “en face” », a indiqué dimanche 28 juillet le secrétariat d’État français chargé des Anciens Combattants et de la Mémoire.

« Fait de guerre »

« La mention “Mort pour la France” est attribuée dès lors que la preuve est rapportée que le décès est imputable à un fait de guerre, que ce décès soit survenu pendant le conflit ou ultérieurement », indique sur son site l’OnaCVG, établissement sous tutelle du ministère des armées. Et selon Armelle Mabon, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bretagne Sud, il s’agit d’un « petit pas en avant ».

Car la thèse officielle française de la riposte à une mutinerie d’ex-prisonniers a longtemps prévalu. Elle cède enfin le 30 novembre 2014, quand François Hollande et son homologue sénégalais, Macky Sall, inaugurent un mémorial au cimetière de Thiaroye, en banlieue de Dakar. Évoquant la « dette de sang qui unit la France à l’Afrique », comme il l’avait fait un an et demi plus tôt à Tombouctou, le président français reconnaît alors la responsabilité de la France lors de ces « événements », « tout simplement épouvantables, insupportables ». Mais il choisit d’évoquer « la répression sanglante de Thiaroye » plutôt qu’un « massacre ». Une nuance qui induit encore la culpabilité des tirailleurs exécutés par l’armée coloniale. La reconnaissance d’un décès lié à des « faits de guerre » de ces hommes s’inscrit davantage « dans le sens de l’histoire », selon Armelle Mabon, ouvrant la voie à d’autres demandes de descendants, voire à d’éventuelles procédures judiciaires pour innocenter, réhabiliter et indemniser les familles de présumés mutins condamnés à l’époque des faits.

« Bout d’histoire tragique »

Une « petite » avancée que le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko, accueille, lui, d’un ton plus courroucé. « Nous demandons au gouvernement français de revoir ses méthodes, car les temps ont changé ! a-t-il posté sur le réseau social X (ex-Twitter). Pourquoi cette subite « prise de conscience » alors que le Sénégal s’apprête à donner un nouveau sens à ce douloureux souvenir, avec la célébration du 80e anniversaire cette année ? Je tiens à rappeler à la France qu’elle ne pourra plus ni faire ni conter seule ce bout d’histoire tragique. Ce n’est pas à elle de fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés après avoir contribué à la sauver, ni le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent. Thiaroye 44, comme tout le reste, sera remémoré autrement désormais. »












Cette réaction du chef de l’exécutif sénégalais traduit-elle une maladresse de Paris, qui ne l’aurait pas impliqué dans sa décision ? Un télescopage de projets de politique mémorielle, qui met à mal le souverainisme si cher à Ousmane Sonko, et l’empêcherait de donner le la, sur un sujet aussi vif dans la mémoire sénégalaise ? Le fait est que le massacre de soldats africains au camp de Thiaroye lui tient à cœur, rappelle Moussa Diaw, professeur émérite de sciences politiques à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis. « La visite de François Hollande en 2014 a ouvert la voie à la reconnaissance de ce massacre, mais n’a pas vraiment été suivie d’effets en France, souligne-t-il. Quant à la classe politique sénégalaise, elle ne s’en est pas emparée, craignant peut-être d’éventuelles tensions avec Paris. Ousmane Sonko, lui, conçoit ce projet de commémoration comme un événement politique majeur, qui s’inscrit à la fois dans la réhabilitation d’un pan d’histoire tragique mais insuffisamment documenté, et dans la reconfiguration des relations franco-sénégalaises. »

Le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar, le 16 mai 2024. (Seyllou/AFP)

Parmi les tâches qui permettraient de faire la lumière sur le massacre de Thiaroye : dresser le bilan des tirailleurs exécutés par les troupes coloniales et les gendarmes français ce 1er décembre 1944. « L’exhumation des corps va devenir inévitable, que ce soit au sein du camp de Thiaroye, où des dalles de béton ont été coulées, ou au cimetière militaire, qui compte 202 tombes anonymes », estime Armelle MabonSelon le bilan dressé par les autorités françaises à l’époque, au moins 35 tirailleurs ont trouvé la mort, sur place ou des suites de leurs blessures. Un chiffre controversé, des historiens estimant le bilan réel beaucoup plus élevé. Selon Armelle Mabon, entre 300 et 400 hommes ont été tués. Soit le différentiel entre les 1 600 à 1 700 tirailleurs embarqués à bord du navire qui les ramenait d’Europe vers le continent africain, et les 1 200 à 1 300 individus débarqués à Dakar, selon les chiffres fournis par l’administration coloniale après le massacre.

France-Sénégal : un «petit pas en avant» vers la reconnaissance du massacre de Thiaroye – Libération (liberation.fr)

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