Nous avons lu Noblesse d’Afrique, d’Hélène
de Gobineau
Une réédition par
Présence Africaine en 2014 (première édition : Paris, Fasquelle Editeurs,
1946).
Ce livre est riche de
deux rencontres.
I. La rencontre du lecteur
avec Hélène de Gobineau
L’auteur de ce livre n’est plus.
Hélène de Gobineau est décédée en 1958. Elle fut une femme de la grande
bourgeoisie française. Née en 1903, Hélène
Forichon, de son nom de naissance, est issue de deux familles de la grande
bourgeoisie d’affaires et politicienne française. Par sa mère elle appartient à
la famille Mercet et par son père à celle des Forichon. Son grand-père maternel
fut le président de l’Union Coloniale Française. Son grand-père paternel était
sénateur.
Hélène Forichon s’est mariée en
1926 avec Louis Serpeille de Gobineau, qui fut lui-même PDG de l’entreprise Le
Crédit Foncier du Congo. Louis était un des petits-fils d’Arthur de Gobineau,
l’auteur d’un Essai sur l’inégalité des races humaines, paru en
1853-1856. Le frère aîné de Louis était Clément Serpeille de Gobineau : il
devint dans les années 1930 une figure de l’extrême-droite antisémite de la
France. Il participa au régime de Vichy, devenant membre de l’Institut des
Questions juives. Il mourut en 1944 lors d’un bombardement.
Le mari d’Hélène, Louis Serpeille
de Gobineau, est mort en 1956.
Hélène n’eut qu’une fille, Mireille, née avant son
mariage. Mireille fut la mère de deux filles, qui sont aujourd’hui Elfie Majoie
et Evelyne Trân. Seule Elfie a connu leur grand-mère Hélène. Mireille et ses filles
n’ont aucun lien de sang avec la famille de Gobineau.
Les deux petites-filles de madame
de Gobineau furent à l’initiative de réédition de l’ouvrage, en 2014 et ont
écrit, l’une une préface, l’autre une post-face pour cette nouvelle édition.
A la fin des années 1930 Hélène
de Gobineau entreprit des études d’ethnologie, d’anthropologie, de linguistique
et de graphologie. Par ces activités, elle s’ouvrait à d’autres horizons et
rencontres que celles de son milieu social. Elle suivit les cours du Musée de
l’Homme, puis de l’Institut d’Ethnologie de l’Université de Paris. Le Musée de
l’Homme avait été fondé en 1937 par Paul Rivet[1].Son travail en
ethnologie amena Hélène de Gobineau à devenir
membre de la Société des
Américanistes.
Dans la préface qu’il rédigea
pour l’édition initiale de 1946, Paul Rivet écrit qu’il ignore pourquoi Hélène de Gobineau
engagea ces études...[2]
Échapper au milieu de la grande bourgeoisie dans lequel elle vivait peut avoir
été un désir puissant. Ainsi nous avons remarqué que l’auteur de Noblesse
d’Afrique, dans un des récits, effectue une petite égratignure envers une
« élégante marraine », très mondaine, venant faire ses « bonnes
oeuvres » auprès des soldats coloniaux[3]... Se démarquer de membres de sa famille à cause
de leurs choix politiques publics fut, peut-être également une de ses
motivations. A la page 10 de son texte de préface, Evelyne Trân laisse entendre
que c’est par réaction contre son milieu qu’Hélène de Gobineau a publié son
livre et elle remarque que son engagement intellectuel dans l’ethnologie se
produit au moment où Clément Serpeille de Gobineau fait campagne sur l’ouvrage
du grand-père, Arthur..
Au Musée de l’Homme Hélène de
Gobineau a rencontré Jacques Roumain, écrivain et militant communiste haïtien.
Il y menait des recherches de paléontologie, sous la direction de Paul Rivet.
Evelyne écrit dans la préface de 2014
que ce fut « le grand amour de sa vie »[4].
« J'ai pu lire l’histoire de cette rencontre dans un tapuscrit, hélas
disparu ». Selon Evelyne Trân, « il est très probable que c’est de la
bouche même de Jacques Roumain qu’Hélène de Gobineau entendit parler de
« nos frères noirs ».
Nous
pourrions dire que se produit là une autre rencontre imprévue pour le lecteur : en
parcourant la dernière édition de Noblesse d’Afrique, le lecteur
découvre donc le nom de Jacques Roumain. Ce dernier fut une figure de premier
plan de la vie politique et littéraire d’Haïti au XXème siècle. Il était né à
Haïti en 1907. Il écrivit des romans et des poèmes. Militant, il fonda le Parti
Communiste Haïtien en 1934, lequel fut interdit en 1936. Il fut plusieurs fois
emprisonné à Haïti, dut s’exiler à plusieurs reprises, en France et aux
Etats-Unis. Il est mort à Haïti le 18 août 1944, de maladie, ou selon certains,
d’empoisonnement.
A travers ce livre, nous faisons
donc connaissance avec une femme singulière.
L'auteur de Noblesse
d'Afrique est très discrète sur elle-même dans son ouvrage. La lecture du
livre ne nous apprend en définitive que peu de choses sur cette dame, que nous devinons originale et qui suscite
l'intérêt.
Le
lecteur d’aujourd’hui, à l’évocation d’une femme travaillant au Musée de
l’Homme dans les années 1930-40, pense aussi à Germaine Tillion. Pourtant,
Hélène de Gobineau n’a très probablement pas croisé Germaine Tillion au Musée
de l’Homme : cette dernière était alors en Algérie pour un enquête de
terrain. En revanche, elles ont toutes deux rencontré les soldats
coloniaux : Germaine Tillion de retour en France après la défaite de juin
1940 anima un réseau clandestin d’évasion de prisonniers de guerre à travers
une association, l’Union des Combattants Coloniaux. De plus parmi les
scientifiques et les employés du Musée de l’Homme, se constitua en 1940 un
réseau de résistants très durement réprimée dès 1941 et 1942[5]. En août 1942, Germaine Tillion elle-même est
arrêtée, emprisonnée en France puis déportée.[6]
La guerre mondiale bouleversa la vie
des centaines de milliers de personnes. C’est la guerre qui provoque la
rencontre d’Hélène de Gobineau avec les tirailleurs sénégalais.
II. Le témoignage d’une
rencontre décisive : celle d’Hélène de Gobineau avec les tirailleurs
africains.
Écoutons Evelyne Trân, sa
petit-fille : « A mon sens, Noblesse d’Afrique est l’histoire
d’une rencontre... »
Cet événement décisif de la vie
de madame de Gobineau a eu lieu lors de la mobilisation de septembre 1939. Elle
devint cantinière à la gare de Lyon et assura le ravitaillement des soldats qui
débarquaient des trains. Elle devint marraine de guerre à la Croix Rouge et y
occupa des responsabilités que le lecteur devine importantes, mais dont
elle-même ne dit rien de précis. Ce n’est pas l’objet de son livre.
Pendant cinq ans, jusqu’à l’été
1944 et la Libération, et même au-delà, Hélène de Gobineau côtoie les soldats
africains de l’armée française: de la fin de l’année 1939 jusqu’en mai-juin
1940, dans la période appelée désormais « la drôle de guerre », puis
après l’invasion allemande en France. Ensuite s’ouvre la période de la captivité de ces soldats.
Hélène de Gobineau, nous l’avons indiqué, est très discrète sur ses fonctions
précises. Elle indique :
« J’étais allée visiter un petit commando de
Meurthe-et-Moselle ». (p 35) S’adressant aux soldats de ce commando, elle
dit : « je suis la maman qui trouve les marraines. » (p 36)
Un des grands intérêts de ce
livre est qu’il est riche en informations sur la vie des tirailleurs dits
« sénégalais » durant la période de la guerre puis durant leur
captivité. Il est d’ailleurs souvent cité par les historiens qui ont abordé ce
sujet, et notamment dans l’ouvrage d’Armelle Mabon Prisonniers de guerre
« indigènes » -Visages oubliés de la France occupée[7].
Dans son avant-propos, après une
première phrase où elle utilise le mot « noirs », Hélène de Gobineau
présente immédiatement les hommes qu’elle a rencontrés, par les noms des
peuples dont ils sont membres : « les Mandings, les Soussous, les
Saracolés, les Peuls, les Oulofs, les Serrères, les Baoulés, les Fons et les
Mossis. » (…) « je les ai connus malheureux, traqués, séparés de tout
ce qu’ils aimaient, luttant contre la mort ».[8]
Elle évoque leur mobilisation, en
1939, par milliers. Elle indique que beaucoup de tirailleurs sont de modestes
cultivateurs ou des bergers.[9] Quelques uns viennent de la ville, par
exemple un tirailleur qui était avant la guerre chauffeur de taxi à Dakar.
Ils maîtrisent très mal le
français., Selon elle,« En 1939, ils savaient à peine parler
français ; en 1944, ils savent presque tous écrire. »[10]
Sur la période de la « drôle
de guerre » (septembre 1939-mai 1940) au cours de laquelle il n’y eut pas
d’offensive militaire, l’auteur écrit : « Ils ont attendu, eux aussi,
les premières attaques, supportant plus mal que nous la longue période
d’inaction de la première année. »[11]
Elle évoque les durs combats de
mai-juin 1940 après l’offensive allemande, et les massacres de tirailleurs
sénégalais commis par des troupes allemandes .[12] « Après tant de massacres, il restait
quelques milliers de prisonniers. » [13]
En mai-juin 1940, c’est-à-dire
pendant l’invasion allemande, Hélène de Gobineau est à Paris, gare de Lyon,
accueillant les soldats. Elle décrit l’état terrible de ces hommes, tant
métropolitains que coloniaux. Et elle parle aussi des civils, fuyant
massivement dans l’exode, dans une pénurie totale. En principe les cantinières
ne pouvaient pas donner de nourriture aux civils, celle-ci étant réservée aux
soldats. Hélène de Gobineau raconte l’action d’un soldat africain qui allait
distribuer des rations de lait aux enfants des familles réfugiées, entassées
dans la gare dans un immense dénuement.
Après la signature de l’armistice
franco-allemand, les autorités allemandes décidèrent que les prisonniers de
guerre africains de l’armée française seraient détenus en captivité en France.
« C’est là que, pendant quatre ans et demi, les noirs d’Afrique ont vécu,
parqués dans les barbelés, mal nourris, mal vêtus, honteux d’être pris,
haïssant leurs sentinelles vertes ».[14]
Elle évoque les commandos de
travail dans lesquels les prisonniers africains étaient envoyés, par exemple en
Meurthe-et-Moselle.
Elle nous parle de la tuberculose, qui
frappa massivement ces soldats. « De l’infirmerie, ils allaient à
l’hôpital-prison. Quand le mal était assez grand pour laisser peu d’espoir, ils
étaient libérés et envoyés dans les hôpitaux français. »[15]
La mort de ces soldats est très présente dans le livre. « Les
premières années de captivité furent une hécatombe ».[16]
Elle témoigne aussi des évasions
de tirailleurs, menées à bien avec l’aide de membres du personnel soignant
français : « Dans certains hôpitaux-prisons, ils étaient soignés par
des médecins français, détenus avec eux. Beaucoup de ceux-ci, au risque de leur
vie, ont falsifié les analyses, d’autres spéculaient sur la plus petite tache
claire de leur peau pour épouvanter les Allemands par l’affreux mot
« lèpre ».[17] Des tirailleurs eux-mêmes simulaient, qui la
cécité, qui la folie. (…) « Après la réforme allemande, ils attendaient à
Paris une fictive réforme française ; les malades étaient, après quelques
mois, dirigés sur un hôpital du Midi de la France ou des Pyrénées. Les rescapés
entraient dans des régiments de travailleurs de l’autre zone. »[18]
Parmi les tirailleurs évadés qu’a
connus Hélène de Gobineau, il y eut le soldat Tanga, qui s’est évadé en
1943 d’un Fronstalag situé dans la Sarthe; il vécut ensuite à Paris,
d’expédients divers et avec de faux papiers.[19]
« Il se prétend plus parisien que moi », écrit l’auteur. Visiblement,
il connaît parfaitement bien le réseau du métro. Hélène de Gobineau le reçoit
pendant plusieurs jours chez elle, où il en profite pour « lire mes
livres ».[20] C’est après la Libération que Tanga considéra
qu’il lui était possible de faire le récit de son évasion : il avait été
aidé par une prostituée, « mademoiselle Mariette »
Le livre évoque aussi l’été 1944 ,
dans les pages 39 et suivantes. Selon madame de Gobineau, à l’été 1944, il
restait en France 8 000 prisonniers coloniaux africains, « solides,
haineux, bien décidés, qui surent, pour s’évader, profiter de la déroute
allemande. » Elle fait un récit de quelques évasions et du retour au
combat de nombre de ces soldats. « Les uns allaient rejoindre le maquis,
d’autres l’armée américaine. » Un
de ses amis africains périt durant les combats de la Libération : il
s’agit de Mamadou Sarr, un tirailleur originaire du Soudan. Le récit de sa mort
est rapporté à madame de Gobineau par un jeune homme du village où était situé
le Fronstalag dans lequel Sarr et ses vint-neuf camarades étaient prisonniers.
Mamadou Sarr aiguisait soigneusement une hache, depuis le début de sa captivité
dans ce camp. Durant l’été 1944, « Les Américains avançaient. Sarr
comprend qu’on va les emmener en Allemagne. Ça va être le moment de faire
marcher la hache. »[21] Les sentinelles allemandes furent exécutées,
le camp libéré. Tout le village fêta la libération. Mais quelques jours après,
les troupes allemandes occupèrent à nouveau la zone ; les trente soldats
africains furent fusillés; des villageois furent pendus et noyés; le jeune
homme, ami de Sarr, qui lui avait confié son gri-gri, fut sauf.
L’auteur raconte qu’après leur
libération des camps, certains tirailleurs partirent se reposer dans des
maisons françaises amies, traversèrent la France pour aller voir leur marraine.
A propos de cet été 1944, elle
évoque un incident survenu entre un cafetier et des soldats noirs de l’armée
américaine, que celui-ci avait refusé de servir en alcool. Le patron fut,
dit-elle « puni par les autorités militaires ».[22]
Cet incident est significatif, car durant l’été et l‘automne 1944, puis dans
les mois suivants, la question de la vente d’alcool fut à plusieurs reprises au
cœur d’incidents entre les soldats africains de l’armée françaises et des
commerçants.
III. Un
regard « non colonial » sur les tirailleurs sénégalais, dans le récit
de cette rencontre provoquée par la guerre.
A la première lecture, le lecteur ou la
lectrice d’aujourd’hui, peut voir dans le témoignage d’Hélène de Gobineau une
certaine naïveté, ou simplement un témoignage très daté, un peu dépassé.
La démarche de l’auteur est
cependant très singulière, démarquée des idées reçues et des préjugés dominants
de son époque, comme le soulignent la préface d’Évelyne Trân et la post-face du professeur Jean-Marie Volet.[23]
Hélène de Gobineau insiste sur la
confiance qu’elle a patiemment obtenue de la part des tirailleurs africains.
« Lentement, très lentement, j’ai gagné leur confiance. »[24] On comprend à la lecture du livre que
« connaître » a pour condition la mise en place de la confiance. La
formation ethnologique d’Hélène de Gobineau a certainement contribué à cette
ouverture du regard.
Elle-même dit avoir rencontré des
personnes, et non une masse indistincte de Noirs, de tirailleurs. Et elle les
nomme par leurs prénoms. Ainsi sont nommés page 20 Koabala « le
Peul », Fatoum, Taïrou...
La question de la confiance, et
de son contraire, la méfiance, revient à plusieurs reprises dans l’avant-propos
rédigé en 1946 par Hélène de Gobineau. Nous pouvons lire: « la
crainte de nous offenser, l’horreur aussi de nos moqueries, leur donne au premier
abord, une courtoisie un peu méfiante, qui se transforme, dès que la confiance
est venue, en joyeuse exubérance. »[25]
Et plus loin : «
Humiliation, protection, curiosité ou moquerie, les noirs savent qu’ils ne sont
jamais traités en égal. Comment ne
seraient-ils pas méfiants ?
A cela s’ajoute la crainte de nos
lois et de nos coutumes qu’ils ignorent, la peur de l’inconnu hostile qui les
entoure.
Tout les pousse à se refermer sur
eux-mêmes, ou à user contre nous de détours et de supercheries que nous nous
empressons de mal interpréter. »[26]
Elle dit avoir fait l’expérience
de leur refus de l’injustice. C’est là une observation qu’on peut trouver dans
les rapports ou textes écrits par des officiers d’unités de tirailleurs
coloniaux et des officiers supérieurs de l’armée coloniale. En revanche, on ne retrouve chez Hélène de Gobineau la
vision essentialiste, vision qui
émet des considérations sur la supposée
« nature du noir », laquelle lui ferait refuser l’injustice, vision
qui s’accompagne de la caractérisation « du tirailleur » comme celui
d’un « grand enfant. » Hélène de Gobineau essaie d’analyser . Le
refus de l’injustice provient selon elle de « la tradition
collectiviste » dans les sociétés d’où proviennent ces soldats.[27]
Il est intéressant dans cet ouvrage
de noter les remarques faites par l’auteur sur la langue française, sur les
difficultés de ces soldats à la maîtriser, et sur le parler
« petit-nègre ». Elle regrette que les choses fonctionnent de telle
façon que les soldats africains ne puissent apprendre sérieusement la langue
française. « Presque personne ne s’applique à les corriger ; au
contraire on s’amuse à s’exprimer comme eux, alors que si vite, ils pourraient
parler correctement. »[28]
Quelques lignes plus haut, elle a écrit : « En 1939 , ils savaient
à peine parler français ; en 1944, ils savent presque tous écrire. »
Elle explique que dans ses récits, elle a choisi de rapporter les paroles des
soldats africains telles qu’ils les avaient dites, sans les remettre en
français soutenu. Elle procède d’ailleurs de même dans la narration du
témoignage du jeune paysan qui raconte l’histoire de Mamadou Sarr, dans son
langage personnel.
La lecture de Noblesse
d’Afrique fait inévitablement penser aux vives déclarations d’une autre
dame, Lucie Cousturier, artiste peintre, qui avait également rencontré des
tirailleurs sénégalais. Cela se passait lors de la première guerre mondiale, à
Fréjus, où elle vivait. Lucie Cousturier
a écrit le récit de cette rencontre dans un ouvrage paru en 1920, Des
inconnus chez moi. Elle avait entrepris d’apprendre à lire et à écrire à plusieurs de ces
soldats, et avait choisi délibérément de tourner le dos au
« parler- tirailleur », qu’elle critiquait vivement. Elle s’efforça d’ enseigner aux soldats africains
la langue française selon les règles habituelles de son apprentissage. [29]
Allant à l’encontre des idées
dominantes de l’époque, Hélène de Gobineau déclare que les soldats africains
sont intelligents, au même titre que les Européens. Un long passage de
l’avant-propos, page 33-34, passage qui en est la conclusion, peut être lu
comme une déclaration de convictions colonialistes humanistes, que nous savons
partagées par quelques uns à son époque. Peu importe qu’aujourd’hui, ces idées
puissent nous paraître naïves ou datées. « Si, d’une part, la marche vers
la connaissance est irrésistible, d’autre part, les blancs ont trop besoin des
territoires d’Afrique et de l’aide des indigènes, pour qu’il soit possible de
laisser isolée et intacte cette civilisation noble et ignorante. »
Si on peut se poser la question
de l’« anticolonialisme » à propos du livre d’Hélène de Gobineau, ce
n’est pas au sens de prise de position pour la suppression du régime colonial
et pour l’indépendance des territoires colonisés ; c’est en ce que la
pratique et le regard d’Hélène de Gobineau à l’égard des tirailleurs africains
est tout à fait autre que le comportement dominant pratiqué à l’époque en
France.
Un des récits témoigne des
convictions de l’auteur. Il est intitulé par elle « Civilisation .»[30] Un tirailleur, Zoungrana, a raconté à madame
de Gobineau comment il avait été volé par une prostituée, et comment lui et son
sergent-chef, africain lui aussi et nommé Doppé, ont réglé l’affaire. Ni coup,
ni bagarre, ni insulte. Ils allèrent calmement et fermement dire son fait à la
jeune femme, à qui ils reprochèrent le mensonge et le vol, concluant à son
adresse par la question « C’est ça, civilisation ? » La dignité resta de leur côté. L’auteur
laisse le lecteur apprécier, elle ne fait aucun commentaire inutile.
IV. A propos de la première et
de la deuxième édition : 1946, 2014.
Le contexte de la première
édition est celui de l’immédiat après-guerre.
L’ouvrage Noblesse d’Afrique
fut publié en 1946 aux éditions Fasquelle. Nous ne savons pas exactement quel écho
il reçut. Hélène de Gobineau en fit parvenir un exemplaire à Léopold Sédar
Senghor, qui lui écrivit en retour pour la remercier et la féliciter. Selon
Evelyne Trân, l’ouvrage est « tombé rapidement dans l’oubli. »[31] Il serait intéressant de mener des recherches
plus approfondies sur la première édition de l’ouvrage.
La publication de Noblesse
d’Afrique mérite d’ être replacée dans son contexte historique. Evelyne
Trân écrit : « A mon sens, ce livre daté et qu’il faut resituer dans
son époque, témoigne de l’intérêt que pouvait susciter, chez certains
intellectuels, la découverte d’autres civilisations, à un moment où la France
était considérée comme un grand empire colonial. » (…) « Les quelques
voix, qui s’élevaient contre l’esprit colonisateur n’avaient aucune chance
d’être entendues. »[32]
A qui s’adressait le livre ?
Effectivement, aux compatriotes d’Hélène de Gobineau. Et sa petite-fille a
probablement raison : le livre n’a peut-être pas eu un grand succès.
Si on se réfère à l’histoire des
tirailleurs dits « sénégalais », il faut avoir en tête le contexte précis de 1946.
Certes, des soldats africains et maghrébins ont participé aux combats de la
Libération après le débarquement d’août 1944 en Provence et ont été durant
l’été fêtés comme libérateurs, comme l’ont été toutes les troupes de la France
Libre ainsi que les troupes américaines. Mais dès la fin de l’automne 1944, les
soldats africains furent retirés du front sur décision du général de Gaulle -
c’est l’opération dite du « blanchiment de l’armée de de Lattre - et
durent attendre en France leur rapatriement vers l’Afrique. Dans la situation
troublée de la Libération, la situation des combattants africains, et plus
largement, coloniaux, est matériellement et moralement assez difficile.
En 1946, quand paraît le livre Noblesse
d’Afrique, plusieurs milliers de soldats africains sont encore en France,
attendant dans de très mauvaises conditions leur rapatriement dans leurs
lointaines régions d’origine. Les incidents, dans plusieurs villes, surtout dans
le sud-est de la France, ont été nombreux. Et surtout, il y a eu la tuerie de
Thiaroye, au Sénégal. L’événement, survenu à proximité de Dakar le 1er
décembre 1944 est quasiment inconnu de tous en France à ce moment là; la
censure militaire à l’époque a pour effet qu’aucun organe de presse n’en a
parlé. [33]
L’écho ne parvient qu’à des soldats,peut-être, à des étudiants, des
intellectuels et des ouvriers africains qui résident en métropole.
La parution de Noblesse
d’Afrique s’est donc produite dans un contexte compliqué, où le regard sur
les soldats coloniaux était en France, ambigu. Au sein de l’état-major, des
doutes étaient clairement exprimés sur la « loyauté » de ces soldats,
éléments importants de la stabilité de l’empire colonial français.
Hélène de Gobineau exprima, pour
sa part, très clairement l’idée selon laquelle ces hommes méritaient respect et
bienveillance.
Après la Libération, pendant des
décennies, les combattants africains de l’armée française furent oubliés en
France ; l’ouvrage d’Hélène de Gobineau fut enfoui dans le même oubli
pendant de longues années.. En 2010, le professeur Jean-Marie Volet, de
l’Université Western Australia écrivit à juste titre : « Hélène de
Gobineau et Noblesse d’Afrique méritent beaucoup mieux que l’oubli
auquel on les a condamnés à nos risques et périls. »[34]
Nous devons la nouvelle édition
de Noblesse d’Afrique à Evelyne et à Elfie, ses petites-filles. Lorsque
nous l’avons rencontrée, Evelyne Trân nous
a dit que ce livre est une sorte de vecteur de transmission au sein de
la famille, sur la grand-mère Hélène. Dans cette famille, les livres ont une
grande importance. L’initiative en vue de la réédition fut un peu
complexe, puisqu’il fallut obtenir l’autorisation des éditions Grasset, qui
avaient repris les éditions Fasquelle. Et ce sont les éditions Présence
Africaine qui se sont engagées dans la réédition. Qu’elles en soient
remerciées.
La parution du livre en 2014 fut
l’occasion d’articles et de rencontres, une interview d’Évelyne Trân, au
téléphone, fut menée par une journaliste d’une radio gabonaise.
La lecture de ce livre a été aussi pour nous, membres de l’AHTIS, un
moment de rencontre. Rencontre avec les héros du livre, les soldats africains
nommés « tirailleurs sénégalais », avec l’auteur, Hélène de Gobineau,
et rencontre lors d’un entretien avec une de ses petites-filles, Evelyne.
Désormais accessible, le livre Noblesse
d’Afrique mérite d’avoir de nouveaux lecteurs et d’être commenté, discuté.
Autour du livre, de nouvelles
initiatives sont envisageables, par exemple avec les derniers
« tirailleurs sénégalais » de l’armée française, dont certains vivent
en France. Ou avec des descendants des
soldats africains des années 1940. Ou encore avec des historiens.
L’AHTIS ne manquera pas de
faciliter de telles initiatives.
Françoise Croset
Juin 2018
[2] P 15, édition 2014.
[3] P 103-105.
[4] P 10.
[5] Voir le site du Musée de l’Homme cité plus
haut.
[7] Paris, 2010, éd. La Découverte.
[8] P 17.
[9] P 25.
[10] P 31.
[11] P 18.
[12] Sur ce sujet, se référer au livre de
l’historien Raffael Scheck, Une saison noire. Les massacres de tirailleurs
sénégalais. Mai-juin 1940, Paris, éd. Tallandier, 2010.
[13] P 19. Lire sur le sujet le livre d’Armelle
Mabon, 2010, op.cit.
[14] P
19.
[15] Ibidem.
[16] P
20.
[17] Ibidem.
[18] P 21. Dans l’ouvrage d’Armelle Mabon
(op.cit, p 105-106) on peut trouver des informations sur ces rapatriements
sanitaires et ces filières d’évasion.
[19] P 95.
[20] P 96.
[21] P 44.
[22] P 61.
[23] Voir aussi l’article du professeur Jean-Marie
Volet, publié en avril 2010sur le site
Lire les femmes écrivains et les littératures
africaines,http://aflit.arts.uwa.edu.au
[24] P 17.
[25] P 25.
[26] P 28.
[27] P 29.
[28] P 32.
[29] Lucie Cousturier Des inconnus chez moi, Paris, éd. F. Rieder et Cie, 1920-1925 . Réédition : Paris, éd. L’Harmattan, 2001.
Un colloque s’est
tenu à Fréjus en 2008 sous la direction de Roger Little , Lucie Cousturier, les tirailleurs sénégalais
et la question coloniale, Paris, 2009, éd. L'Harmattan.
La compagnie
théâtrale La Poursuite a créé une pièce tiré du livre de Lucie Cousturier, à
Lyon en 2014. http://lapoursuite.canalblog.com/
Sur le
« français-tirailleur », se reporter à l’article de Cécile Van den
Avenne, Bambara et français-tirailleur. Une analyse de la politique
linguistique au sein de l’armée coloniale française : la Grande Guerre et
après. HAL-archives-ouvertes.
Ci-joint le lien d’
une émission de France Culture datée du 21 février 2018 sur le français
« petit-nègre » comme construction de l’armée coloniale :
https://www.franceculture.fr/sciences-du-langage/le-francais-petit-negre-une-construction-de-larmee-coloniale
.
[30] P 55-63.
[31] P 7.
[32] Ibidem.
[33] Voir les bulletins 10 et 11 de l’AHTIS.
[34] Jean-Marie Volet, 2010, op. cit.
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