Saturday, July 14, 2018


Quelques extraits de l’ouvrage de Lucie Cousturier 

Des inconnus chez moi.






Ø  Sur sa rencontre avec les tirailleurs :« Moi, je ne cherche pas comment les hommes sont vernis ; je cherche comment ils aiment, pensent et souffrent. J’ai mêlé pendant trois années mes rires et mes larmes avec ceux des noirs et je serais flattée de pouvoir dire que les miens ressemblent aux leurs. » p 107 (édition 2001, éd. L’Harmattan, collection Autrement Mêmes, présentation de Roger Little, professeur émérite de Trinity College Dublin).





Ø  Sur la langue  et sur le « parler tirailleur »: « Je suis enchantée de mes nouveaux élèves[1] ; mais c’est par eux que m’est posée, pour la première fois sous un aspect cruel, la question de l’enseignement du français à des Africains intoxiqués par l’espéranto militaire. Baïdi Dialo, je l’ai dit, n’était pas venu pour l’apprendre ; Ahmat n’avait pas dépassé la période de l’écriture phonique quand il me quitta. Amadou Hassan trouvait un plaisir  pervers dans son scepticisme à l’égard des résultats scolaires. Mes élèves malinqués, loin de se plaindre du « langage tirailleur », le trouvaient très approprié à l’humilité de leur ambition et de leurs besoins. Mais les derniers venus veulent exprimer des pensées, des sentiments complexes. Ils viennent me demander un remède à l’impuissance qu’ils ont éprouvée jusqu’ici à se faire bien comprendre en France. Je me sens consultée comme un médecin par des malades angoissés, et je sais que, s’il est des remèdes à de tels maux, que personne n’a reconnus, il me faudra les inventer. »  p 80



(...) « Les facultés d’observation, de réflexion, de mémoire dont ils font preuve, leur auraient permis, malgré leur âge, d’écrire et d’orthographier convenablement notre langue, s’ils avaient, pour la comprendre, pu quelquefois l’entendre et la pratiquer. Mais ils n’ont jamais eu cette occasion en France.

Les recruteurs ont su retrouver, pour rafler les noirs à travers l’Afrique, les bonnes méthodes prussiennes. Leurs instructeurs ont su généraliser un espéranto, ou « petit nègre », propre à la fabrication et à la livraison de soldats par les plus brèves voies possibles. A cela se bornait leur rôle ; ils n’avaient point à prévoir que ces soldats voulussent parler le français en France. C’est même la preuve de la perfection d’une machine militaire de ne pas secourir la vie, puisqu’elle est faite, à l’inverse des autres institutions, pour la détruire.

Je ne vois donc de torts, ou d’illogisme, que du côté des tirailleurs, qui s’obstinent à vouloir comprendre le français, après avoir pendant sept ans pratiqué le jargon militaire. Celui-ci est issu de deux sources : celle, d’abord, des recrues bambaras qui ont indiqué par des balbutiements en présence de notre langue, leurs préférences de de formes et de mots ; deuxièmement, celle des instructeurs blancs, qui ont adopté ces balbutiements et leurs conséquences pour principes de l’espéranto militaire. » p 82

(…)  « La brochure officielle : Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, laquelle fait connaître aux officiers versés dans l’armée coloniale leurs devoirs relatifs à l’instruction des recrues noires, enjoint la pure suppression des verbes français suivants : être avoir, aimer, vouloir, pouvoir, voir, devoir, savoir essayer, aider, etc... et leur remplacement par les les expressions respectives : y a, y a gagner, y a bon, y a content, y a moyen, y a mirer, y a besoin, y a connaître, y a faire manière, y a donner coup-de-la-main.

Les autres verbes sont réduits à l’infinitif sans indication de personnes, ni le temps, sauf par quelques adverbes.

Sont supprimés aussi le genre, ainsi que le nombre, lequel s’exprime par des chiffres ajoutés. Exemple : mon camarade trois (mes trois camarades). »  p 83

(…) « Les noirs ont appris, par les rires, que leur langage les ridiculise : « c’est français seulement pour les tirailleurs ». p 83





           





[1]     Lucie Cousturier évoque ici des soldats qui vinrent à sa maison plusieurs mois après les premiers tirailleurs dont elle avait fait connaissance.

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