Quelques extraits de l’ouvrage de Lucie Cousturier
Des inconnus chez moi.
Ø
Sur sa rencontre avec les
tirailleurs :« Moi, je ne cherche pas comment les hommes
sont vernis ; je cherche comment ils aiment, pensent et souffrent. J’ai
mêlé pendant trois années mes rires et mes larmes avec ceux des noirs et je
serais flattée de pouvoir dire que les miens ressemblent aux leurs. » p
107 (édition 2001, éd. L’Harmattan, collection
Autrement Mêmes, présentation de Roger Little, professeur émérite de Trinity
College Dublin).
Ø
Sur la langue et sur
le « parler tirailleur »: « Je
suis enchantée de mes nouveaux élèves[1] ;
mais c’est par eux que m’est posée, pour la première fois sous un aspect cruel,
la question de l’enseignement du français à des Africains intoxiqués par
l’espéranto militaire. Baïdi Dialo, je l’ai dit, n’était pas venu pour
l’apprendre ; Ahmat n’avait pas dépassé la période de l’écriture phonique
quand il me quitta. Amadou Hassan trouvait un plaisir pervers dans son scepticisme à l’égard des
résultats scolaires. Mes élèves malinqués, loin de se plaindre du
« langage tirailleur », le trouvaient très approprié à l’humilité de
leur ambition et de leurs besoins. Mais les derniers venus veulent exprimer des
pensées, des sentiments complexes. Ils viennent me demander un remède à
l’impuissance qu’ils ont éprouvée jusqu’ici à se faire bien comprendre en
France. Je me sens consultée comme un médecin par des malades angoissés, et je
sais que, s’il est des remèdes à de tels maux, que personne n’a reconnus, il me
faudra les inventer. » p 80
(...)
« Les facultés d’observation, de réflexion, de mémoire dont ils font
preuve, leur auraient permis, malgré leur âge, d’écrire et d’orthographier
convenablement notre langue, s’ils avaient, pour la comprendre, pu quelquefois
l’entendre et la pratiquer. Mais ils n’ont jamais eu cette occasion en France.
Les
recruteurs ont su retrouver, pour rafler les noirs à travers l’Afrique, les
bonnes méthodes prussiennes. Leurs instructeurs ont su généraliser un
espéranto, ou « petit nègre », propre à la fabrication et à la
livraison de soldats par les plus brèves voies possibles. A cela se bornait
leur rôle ; ils n’avaient point à prévoir que ces soldats voulussent
parler le français en France. C’est même la preuve de la perfection d’une
machine militaire de ne pas secourir la vie, puisqu’elle est faite, à l’inverse
des autres institutions, pour la détruire.
Je ne
vois donc de torts, ou d’illogisme, que du côté des tirailleurs, qui
s’obstinent à vouloir comprendre le français, après avoir pendant sept ans
pratiqué le jargon militaire. Celui-ci est issu de deux sources : celle,
d’abord, des recrues bambaras qui ont indiqué par des balbutiements en présence
de notre langue, leurs préférences de de formes et de mots ; deuxièmement,
celle des instructeurs blancs, qui ont adopté ces balbutiements et leurs
conséquences pour principes de l’espéranto militaire. » p 82
(…) « La brochure officielle : Le
français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, laquelle
fait connaître aux officiers versés dans l’armée coloniale leurs devoirs
relatifs à l’instruction des recrues noires, enjoint la pure suppression des
verbes français suivants : être avoir, aimer, vouloir, pouvoir, voir,
devoir, savoir essayer, aider, etc... et leur remplacement par les les
expressions respectives : y a, y a gagner, y a bon, y a content, y a
moyen, y a mirer, y a besoin, y a connaître, y a faire manière, y a donner
coup-de-la-main.
Les
autres verbes sont réduits à l’infinitif sans indication de personnes, ni le
temps, sauf par quelques adverbes.
Sont
supprimés aussi le genre, ainsi que le nombre, lequel s’exprime par des
chiffres ajoutés. Exemple : mon camarade trois (mes trois
camarades). » p 83
(…)
« Les noirs ont appris, par les rires, que leur langage les
ridiculise : « c’est français seulement pour les tirailleurs ».
p 83
[1] Lucie Cousturier évoque ici des soldats qui
vinrent à sa maison plusieurs mois après les premiers tirailleurs dont elle
avait fait connaissance.
0 Comments:
Post a Comment
<< Home