01/11/2025
Spécialiste du massacre de Thiaroye, Martin Mourre
revient ici sur ce crime commis le 1er décembre 1944 et sur le « Livre
Blanc » récemment remis au président de la République du Sénégal.
Martin Mourre est chercheur affilié à l’Institut des
mondes africains (IMAf-EHESS). Il est l’auteur d’une thèse importante sur le
massacre de Thiaroye et sa mémoire au Sénégal qui a donné lieu à la publication
de Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial (Rennes,
PUR, 2017). Il est l’auteur de nombreux articles sur l‘histoire
africaine et collabore à la Revue
d’histoire contemporaine de l’Afrique. Il a contribué à l’organisation
du colloque de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar qui a eu lieu,
quatre-vingt ans après le massacre, les 2 et 3 décembre 2024, et dont les Actes
vont être prochainement publiés au Sénégal.
Il revient ici sur le « Livre Blanc sur le massacre
de Thiaroye » remis en octobre 2025 au président de la République du
Sénégal, Bassirou Diomaye Faye, ouvrage de 300 pages, rédigé par un comité
de chercheurs dirigé par l’historien sénégalais Mamadou Diouf et en passe
d’être rendu public.
Que s’est-il passé à Thiaroye ?
En décembre 1944, alors que la Seconde Guerre mondiale est
en train de s’achever, des tirailleurs sénégalais – nom générique pour désigner
les soldats de l’empire colonial français recrutés en Afrique au sud du Sahara–
sont tués par leurs propres officiers. Ces hommes avaient été mobilisés à
l’orée de la guerre puis faits prisonniers lors de la défaite française du
printemps 1940. Gardés en France pendant 4 années, ils sont libérés à
l’été et à l’automne 1944 suite aux débarquements de Normandie et de Provence
et à l’avancés des alliées. Un premier contingent d’ex-prisonniers arrive au
Camp de Thiaroye, à proximité de Dakar le 21 novembre. Ces hommes sont en
instance de démobilisation avant de regagner leur foyer et doivent récupérer
d’importantes sommes d’argent avant de quitter l’armée, composées
principalement du rappel de leur solde de captivité mais aussi de divers primes
et pécules. L’armée française va refuser de leur donner ce qu’ils réclament
alors que, semble-t-il, Dakar disposait de cet argent. Le 27 novembre, des
premiers incidents ont lieu conduisant à la venue d’un officier supérieur.
Celui-ci va ensuite monter une opération de répression qui se mue en massacre
le 1er décembre à l’aube. Le bilan oscille entre plusieurs
dizaines et plusieurs centaines de morts parmi les tirailleurs ex-prisonniers.
Le massacre de Thiaroye commis par l’armée française le 1er décembre
1944 est autant un fait d’histoire que de mémoire. D’un point de vue
historique, l’événement est relativement bien documenté. Les livres d’Armelle
Mabon, d’Abdoul Sow – historien sénégalais décédé en 2018 – ou le mien[1] ont
permis une compréhension assez fine de ce qu’il s’est passé ce 1er décembre,
1944 même si un ensemble de questions reste encore en suspens. Si l’on peut
citer ces trois ouvrages récents consacrés tout ou partie à Thiaroye, il existe
une large historiographie, sous forme d’articles, qui ont construit un champ
scientifique autour de cet événement depuis près d’un demi-siècle. Le débat
principal porté par l’écriture du Livre blanc, du moins tel qu’il s’est exprimé
publiquement dans la presse, a pris pour angle la question du nombre de morts
et du lieu d’inhumation des victimes. Sur le premier point, soit on a une
lecture littérale des archives qui indiquent régulièrement le chiffre de 35
morts – ou 70 dans le rapport d’un officier qui présente ce chiffre avec une
formule alambiquée – soit, par tout un faisceau d’indices convergents on est
autour de 300 à 400 morts, ce que retiennent les travaux des trois ouvrages
évoqués. Sur ce point, le livre banc ne va pas plus loin que les travaux
précédents.
Quelles sont les nouvelles informations apportées par le
Livre blanc ?
La nouveauté principale présentée dans le Livre blanc a été
dans la démarche de recourir à des fouilles archéologiques. Celles-ci ont été
menées dans le cimetière militaire de Thiaroye par une équipe d’archéologues
conduite par le professeur Moustapha Sall de l’Université Cheikh Anta Diop de
Dakar. Ces fouilles ont commencé en mars 2025. À ce jour sept corps ont été
retrouvés et tout laisse à penser que ces hommes ont été victimes de la tuerie
du 1er décembre 1944. Si cela est confirmé, c’est une
information importante qui permettra d’affirmer que des victimes reposent dans
ce lieu. En effet, il existait – et il existe toujours, un vrai flou sur le
lieu d’inhumation des tirailleurs alors que jusqu’à présent les archives
administratives françaises de l’époque sont muettes sur ce point. Diverses
autres sources, témoignages oraux depuis plusieurs dizaines d’années, restes
trouvés par des riverains, usage de différentes cartographies, ont accrédités
l’idée de fosses communes dans et à proximité du camp. Il est donc très
possible que des corps soient situés dans différents endroits, au cimetière
militaires mais aussi ailleurs. L’équipe d’archéologues a d’ailleurs prévu de
continuer son travail. Pour l’instant, on sait que certains cadavres ont été
découverts encore vêtus de leurs tenues militaires, des actes de tortures ont
été relevés sur d’autres, parfois avec des liens qui les entravaient, tandis
que des squelettes ont été trouvés très abîmés laissant penser à des morts
violentes. Les archéologues ont insisté sur le caractère précipité des
inhumations et sur le fait que certaines tombes semblaient construites de
manière postérieure aux sépultures. Ces premiers résultats soulèvent plusieurs
questions, j’en vois au moins deux. Existe-t-il des procédés de datation
précises du moment de la mort et les tenues militaires pourraient elles déjà
fournir quelques indications quant à la périodisation ? Sera-t-il possible
de confirmer les types d’armes par lesquels ces hommes ont été tués, notamment
le recours à des mitrailleuses ?
Comment ces informations ont-elles été obtenues ?
Si les recherches futures confirment que les cadavres
découverts sont bien des tirailleurs tués le 1er décembre 1944, cela
constituera un pas important pour répondre à la question du nombre de
tirailleurs tués. Si, à ma connaissance, il n’existe pas de travaux
scientifiques sur l’origine du cimetière, il date vraisemblablement de la
Première Guerre mondiale, au moment de la construction du camp de Thiaroye.
Situé à environ un kilomètre de l’entrée actuelle de ce dernier, il servait à
enterrer des tirailleurs issus de l’Afrique de l’Ouest qui décédaient sur place
lors de leur entrainement à Thiaroye et dont la dépouille n’était pas
rapatriée. Le cimetière accueille 202 tombes, dont une trentaine sont séparées
des autres. Personnellement, je faisais plutôt l’hypothèse que les morts de
Thiaroye n’avaient pas été transportés depuis le camp et que des fosses
communes avaient été creusées sur place. L’archéologie offre donc cette autre
piste.
La question des fouilles, et notamment des enjeux éthiques
qu’elles soulèvent quant au respect des morts, a peu soulevé de débats. Cette
question a une profondeur historique qu’il faut évoquer. En 2017, un ensemble
d’organisations panafricaines avait déjà proposé que les autorités sénégalaises
de l’époque procèdent à de telles fouilles. Parmi ces organisations, on notait
le PASTEF du député Ousmane Sonko qui portait d’ailleurs cette question à
l’Assemblé nationale sénégalaise. Dix ans plus tôt, un des premiers à avoir
porté cet enjeu sur la place publique fut l’historien Cheikh Faty Faye au
moment de la construction de l’autoroute désenclavant Dakar et passant en
partie par le camp militaire. Nous étions en 2006-2007, il semble que le
président Wade était plutôt favorable à ces fouilles mais, pour des raisons un
peu obscures, elles n’eurent pas lieu. Cheikh Faty Faye, décédé en 2021, était
un des meilleurs spécialistes sénégalais de l’histoire de Thiaroye, ayant
travaillé sur ce sujet depuis les années 1970. Militant politique, il était un
héritier de la génération des militants de l’indépendance, celle du RDA puis du
PAI, qui par des commémorations régulières avaient construit le cimetière comme
un lieu de mémoire.
Comment la France a-t-elle réagi à propos de Thiaroye 44 au
fil des années ?
Probablement en raison de la violence des faits qui s’y sont
déroulés, unique dans l’histoire coloniale du pays, Thiaroye reste aujourd’hui
comme hier autant un objet d’histoire que de mémoire. Si cette mémoire est si
forte au Sénégal, c’est aussi parce qu’elle a fait face à une volonté
d’effacement en France. Dans les semaines qui suivent le drame des officiels
français déclarent ainsi, je cite de mémoire, qu’il faut prendre des mesures
adéquates pour effacer ces heures d’égarement traduisant une volonté d’euphémisation
et d’occultation de cette violence extrême. Ces processus ont perduré après
l’indépendance, un des exemples les plus célèbres est la « censure »
du célèbre film Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène et de
Thierno Faty Sow qui n’a pas trouvé de distributeurs en France à sa sortie et
qui n’a pas été joué au festival de Cannes alors qu’il avait été présélectionné
– ironie de l’histoire, une version restaurée y a finalement été projetée en
2024. Il y a donc à faire toute une histoire des réactions, officielles ou plus
officieuses, des pouvoirs français à Thiaroye. Dans les années 1990 et 2000,
suite au cinquantenaire du débarquement de Provence, parce que la question des
pensions des anciens combattants africains devenait un véritable sujet
politique[2],
et en raison de l’attitude plus volontariste du gouvernement sénégalais sur
cette question, on observe une évolution du côté des officiels français. En
2004, alors que le président Wade organise une Journée du tirailleur à Dakar,
le président Chirac dépêche un ambassadeur spécial qui, et il me semble que
c’est la première fois, reconnait le rôle de la France dans le drame de
Thiaroye. Surtout en 2014, le président Hollande se rend lui au cimetière
militaire, y tient un discours et remet à cette occasion tout un lot d’archives
au président sénégalais Macky Sall. Hollande déclare que ce sont toutes les
archives que la France possédait sur ce drame mais il semble bien que cela ait
été inexact.
Il me semble important de relever que ces archives n’ont pas
été consultables au Sénégal pendant dix ans sans que ce blocage n’ait été
réellement justifié. Alors que les nouvelles autorités sénégalaises, arrivées à
la tête du pays en mars 2024, se sont lancées dans toute une série d’audit
financier face à ce qu’elle considère comme une gestion chaotique du pays par
leurs prédécesseurs, rien ou presque n’a été dit sur ce blocage des archives
pendant 10 ans. Ces « archives Hollande », qui par ailleurs avaient
déjà été travaillées par les chercheurs, ont été rendu consultables par un
décret émis par le président Faye à l’automne 2024. Ce même président Faye,
lors de la cérémonie de présentation du Livre blanc a regretté « avec une
certaine amertume » que la coopération française dans la mise à
disposition des archives n’ait pas toujours été « à la hauteur des
espérances », laissant entrevoir un blocage de Paris. Il est indéniable
que des documents qui devraient exister – listes des rapatriés notamment – ne
se trouvent nulle part. Une des pistes les plus prometteuses me semble être
dans des versements de cartons d’archives après l’indépendance du Sénégal dont
certains ont « mystérieusement » disparu. Néanmoins je note aussi un
certain paradoxe lié à cette rhétorique de l’archive-preuve laissant penser à
un refus français irréductible de livrer certaines informations alors même que
le président Macron est le premier à s’engager de manière aussi conséquente
dans un travail sur la mémoire coloniale (Algérie, Cameroun, et bientôt Haïti
et Madagascar).
Ces archives manquantes permettraient de répondre à la
question du nombre et probablement de l’identité des victimes mais elles
n’épuiseraient pas le sujet. D’un point de vue scientifique, une des question
en suspens est, me semble-t-il, celle de la colonialité de la
violence. Par colonialité de la violence, j’entends, comme hypothèse de
travail, une spécificité de la violence liée à la situation coloniale. Ses
principales caractéristiques seraient des phénomènes d’altérisation et de
racialisation des victimes rendant possible la violence extrême, un sentiment
d’impunité et, dans le cas de Thiaroye, un éloignement entre la colonie et la
métropole. Cette colonialité de la violence, autorisant ici une armée à
mitrailler ses propres hommes puis à camoufler son crime doit être pensée dans
sa profondeur historique mais elle a des résonnances très actuelles, au
Moyen-Orient notamment. Travailler sur Thiaroye dans cette perspective requiert
donc des spécialistes en sciences sociales de la violence de masse, des historiens
de la Seconde Guerre mondiale, de l’histoire militaire et politique française,
de l’histoire coloniale comparée, etc. De manière concomitante, penser les
logiques de la violence, c’est aussi penser les phénomènes de résistance et de
résilience. Ainsi, on sait très peu de choses des hommes de Thiaroye. Qui
étaient-ils, d’où venaient ils, quel avait été leur parcours pendant la guerre,
comment l’historien peut-il restituer leurs représentations de l’événement?
Cela a aussi été une des volontés du Livre blanc que d’ouvrir ces questions
dans un travail de recherche plus ample qui devra être poursuivi.
Enfin, d’un point de vue politique, la question qui semble
posée est celle de la réparation du passé. S’il n’était pas présent lors de la
commémoration du 80ème anniversaire, le président Macron a
reconnu en 2024 que les événements de Thiaroye étaient un massacre, un terme
que n’avait pas utilisé son prédécesseur François Hollande. Dans le cadre des
commémorations à venir du 1er décembre 2025, le président Faye
a confirmé qu’il avait toute sa place lors de la commémoration, il a aussi
souligné que des excuses étaient souhaitables. Ces questions se posent depuis
un certain nombre d’années dans la relation entre l’Occident et l’Afrique pour
ce qui a trait aux crimes coloniaux mais aussi à l’esclavage. Elles mêlent des
enjeux éthiques, juridiques et potentiellement financiers. Ainsi, un des fils
de tués à Thiaroye, un des seuls identifiés, Biram Senghor, réclame depuis des
décennies des explications et des compensations pour la mort de son père Biram
Senghor tué le 1er décembre 1944. En 2024, son avocat français
Maitre Pinatel avait plaidé auprès de la Cour européenne des droits de l’homme
une procédure à l’amiable à 30 000 euros mais les autorités françaises ont
refusé. L’affaire est, à ma connaissance, encore en cours sur le plan juridique
laissant entrevoir que le dossier Thiaroye est loin d’être clos.
[1] Armelle
Mabon, Le massacre de Thiaroye: 1er décembre 1944, histoire d’un
mensonge d’État, Lorient, Le passager clandestin, 2024 ; Martin
Mourre, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017 ; Abdoul Sow, Des
tirailleurs sénégalais se racontent, Dakar-Paris, L’Harmattan, 2018.
[2] Ces
pensions avaient été gelées par la loi de finance de 1959 et étaient
ridiculement basses par rapports à celles de leurs compagnons d’armes français.
Elles ont été remises au même niveau progressivement dans les années 2000.
Articles, Le
massacre de Thiaroye décembre 1944, Sénégal

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