Thiaroye : archéologie d'un massacre colonial
Vendredi 21 novembre 2025
Provenant du podcast L'Entretien
archéologique
Le 1er décembre 1944, sur la base militaire de Thiaroye
près de Dakar, l’armée française massacre des tirailleurs africains venant de
différentes colonies françaises. Plus de 80 ans après, des fouilles
archéologiques ont débuté pour éclaircir les zones d’ombres qui planent encore
sur cette affaire.
Avec
- Armelle Mabon, enseignante-chercheur
à l’université de Bretagne Sud
- Moustafa
Sall, professeur assimilé en archéologie et ethno-archéologie et chef
du Département d’histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines
de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Le récit d’un massacre
Après avoir été fait prisonniers dans des Frontstalags, ces camps de prisonniers allemands sur le territoire français, pendant près de 4 ans, des tirailleurs africains prennent le chemin du retour à l'automne 1944. Ces hommes, venant de différentes anciennes colonies françaises, aujourd’hui des pays comme le Mali, le Sénégal, la Côte d'Ivoire, la Guinée ou le Burkina Faso, se retrouvent le 5 novembre sur les côtes bretonnes prêts à embarquer pour Dakar et à rentrer chez eux. Une question reste néanmoins en suspens : ils n’ont pas été payés pour leurs indemnités de service militaire. Sur les 2.000 soldats prêts à embarquer ce jour-là, 315 décident de rester à quai pour demander leur dû. C’est donc près de 1.600 à 1.700 hommes qui embarquent sur le Circassia, direction Dakar après une escale à Casablanca.
Une fois débarqué le 21 novembre et amenés sur la base
militaire de Thiaroye à 15 km de Dakar, la colère gronde chez les soldats,
refusant de prendre le train pour rentrer chez eux tant qu’ils n’auront pas été
payés de leur solde pour leur service rendu à la France pendant la guerre. Mais
la situation s’envenime et au matin du 1er décembre, les soldats français sur
place se réunissent sur le site de Thiaroye et ouvrent le feu sur les
tirailleurs à l’aide d’automitrailleuses. Ce sont plus de 500 cartouches tirées
ce jour-là d'après les archives militaires, pour un bilan officiel estimé de 35
à 70 morts.
| Photo prise le 4 décembre 1939 de tirailleurs sénégalais à l'instruction dans un camp d'entraînement dans les colonies françaises en Afrique. Dans le cadre de la nouvelle procédure des Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), le Conseil Constitutionnel a décidé le 28 mai 2010, de censurer partiellement des dispositions relatives aux pensions des anciens combattants des ex-colonies afin que celles-ci soient identiques pour les bénéficiaires français et étrangers résidant dans le même pays. - ARCHIVES /AFP |
Des zones d’ombre
Le récit officiel de l'État et de l’armée française est
vivement remis en question par les autorités sénégalaises et différents travaux
d’historiens. Les événements du 1er décembre sont présentés comme une réponse à
une mutinerie des tirailleurs. L’armée assure aussi avoir payé ces hommes et
maintient que ce n’est qu’acculées le matin du 1er décembre que les forces
françaises se seraient retrouvées dans l’obligation de tirer sur les présumés
mutins.
Pourtant les travaux des historiens montrent une toute autre
version des faits. Une préméditation des faits par les gradés français présents
sur place. Des manœuvres administratives pour rendre illégitime les
revendications des tirailleurs. Et surtout un bilan macabre largement
sous-estimé. Les réponses de l’armée restent aujourd’hui insuffisantes,
refusant de délivrer bon nombre d’archives permettant d’élucider le déroulé des
événements.
L’archéologie comme arbitre
Face à ce manque de coopération de l’armée française, l'État
sénégalais a pris les devants et à décidé en février 2025 la mise en place d’un
programme de fouilles sur les sites du massacre. La première campagne de
fouilles a débuté cet été et les premières conclusions ont été intégrées au
livre blanc remis aux autorités sénégalaises le 16 octobre dernier. Cette
première campagne de fouilles s'est déroulée sur le site du cimetière militaire
de Thiaroye là où 202 tombes blanches ont été érigées, 7 sépultures ont été
fouillées sur un lot en comprenant 34. Les premiers résultats indiquent que les
sépultures sont postérieures aux inhumations. Plusieurs traces matérielles
confirment que les individus enterrés à cet endroit sont des militaires. Enfin,
chaque squelette présente des traces différentes de brutalités. Blessures par
balles mais aussi côtes manquantes ou crânes fracassés. Plusieurs d’entre eux
présentent des traces de chaînes.
| Vue générale d'un site de fouilles archéologiques au cimetière militaire de Thiaroye à Dakar, le 23 octobre 2025. - PATRICK MEINHARDT / AFP |
Il s’agit de résultats préliminaires pour le moment. Il est
impossible de conclure sur le déroulé des événements. Les fouilles vont se
poursuivre dans un premier temps sur le lot déjà fouillé cet été puis sur le
site de l’ancienne base militaire de Thiaroye, emplacement supposé des fosses
communes du massacre. Des analyses ADN et balistiques sur les squelettes d’ores
et déjà retrouvés restent à réaliser pour approfondir les connaissances sur les
individus retrouvés dans le cimetière. Si les fouilles archéologiques se
poursuivent, des zones d’ombres importantes pourraient être éclairées,
notamment sur le bilan humain du massacre.
Enfin le travail de mémoire se poursuit, le dernier
représentant des familles des victimes, Biram Senghor, âgé de 86 ans, continue
le combat pour la reconnaissance de l’ampleur du massacre ainsi que pour
l’ouverture des archives militaires pouvant élucider les interrogations sans
réponse de l’affaire. Les découvertes archéologiques à venir pourraient faire
bouger les choses du côté de l'État français.
| Biram Senghor, fils du fusilier sénégalais Mbap Senghor, pose pour un portrait devant sa maison à Diakhao le 22 novembre 2024. Biram Senghor est le fils unique de Mbap Senghor, tué le matin du 1er décembre 1944 alors qu'il réclamait son dû après avoir combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. Son père faisait partie des dizaines de fusiliers massacrés par l'armée coloniale française en 1944 à Thiaroye, près de Dakar. Depuis plus de 50 ans, Biram Senghor, Sénégalais âgé de 86 ans, réclame des excuses et des réparations à l'approche du 80e anniversaire du massacre. - SEYLLOU / AFP |
Pour aller plus loin
Thiaroye, mémoires d’un massacre (2024, Journal du
CNRS, Maxime Lerolle)
Sénégal : des squelettes et des balles exhumés à Thiaroye,
dans le cimetière des tirailleurs africains (2025, Le Monde)
Au Sénégal, des fouilles à Thiaroye pour élucider le massacre
de tirailleurs par l’armée coloniale française (2025, Le Monde)
Des fouilles au Sénégal pour élucider le massacre des
tirailleurs sénégalais en 1944 (2025, RTBF)
Le massacre de Thiaroye (2024, Le passager Clandestin,
Armelle Mabon)
Les références musicales
Le générique du début : Glue par Bicep
Le générique de fin : Mésange rouge par
Kick et Flûte
Thiaroye :
archéologie d'un massacre colonial | France Culture

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