[Enquête-Reportage] tirailleurs sénégalais : les « héros » d’une sombre tragédie
Ce reportage, paru dans le journal sénégalais Le Soleil, le 5 octobre 2021, est particulièrement intéressant pour le panorama qu’il offre.
En effet, les différents articles réunis couvrent une période de plus de 100 ans.
Nous nous permettons juste de signaler une erreur factuelle dans l’article sur Thiaroye 44. La revendication des anciens prisonniers de guerre de retour de Dakar fin novembre 1944 ne portait pas sur des primes mais sur leurs rappels de soldes.
La parution de ce reportage est l’occasion pour nous de rappeler que la recherche universitaire sur l’histoire des tirailleurs sénégalais est active en Afrique de l’Ouest. Citons ici, sans que cette énumération soit exhaustive, plusieurs historiens :
- Iba Der Thiam, historien sénégalais, auteur de l’ouvrage Le Sénégal dans la guerre 14-18 ou Le prix du combat pour l’égalité (Dakar éd Nouvelles éditions africaines, 1992.
- Bakari Kamian, géographe et historien malien, qui publia le livre Des tranchées de Verdun à l’Église Saint-Bernard – 80 000 combattants maliens au secours de la France (194-18 et 1939-45 (Paris, éd. Karthala, 2001).
- Cheikh Faty Faye, historien sénégalais qui publia plusieurs articles sur le massacre de Thiaroye et écrivit sur ce sujet une œuvre de fiction, une pièce de théâtre, Aube de sang (Paris, éd. L’Harmattan, 2005).
- Abdoul Sow, historien sénégalais auteur de deux ouvrages concernant l’histoire des tirailleurs sénégalais : Mamadou Racine Sy – Premier capitaine noir des Tirailleurs sénégalais (1838-1902) (Paris, éd. L’Harmattan, 2010) ; Des tirailleurs sénégalais se racontent (Paris, éd. L’Harmattan, 2018).
- Ousseynou Faye, un des auteurs du reportage du journal Le Soleil, qui a publié le livre Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939), (Paris, éd. L’Harmattan, 2018).
[Enquête-Reportage]
tirailleurs sénégalais : les « héros » d’une sombre tragédie
5
octobre 2021
Au Camp de Thiaroye, en décembre 1944, des tirailleurs sénégalais sont « morts par la France » alors qu’ils étaient prêts à mourir pour la France. D’ampleur controversée (70 morts selon les chiffres officiels alors que des historiens parlent de centaines de victimes), ce drame a connu une reconnaissance (partielle ?) de la France par son Président François Hollande, en 2014, qui évoquait une « dette de sang » lors d’une cérémonie sur les lieux de ce sinistre épisode au Sénégal. Les tirailleurs sénégalais, troupes d’élites venus de toute l’Afrique subsaharienne, missionnées comme les commandos des temps modernes avec des rôles d’éclaireurs et faisant face à l’ennemi nazi, ont défendu les idéaux de liberté et de fraternité. Certains sont morts sur le théâtre des opérations. D’autres revenus jusqu’à Dakar ont été massacrés. Ceux qui sont restés en vie n’ont pas été totalement pris en charge par la France. Et au-delà de ce récit tragique, une fresque qui dépeint une époque, des déchirements.
Moussa DIOP et Aliou Ngamby NDIAYE
L’histoire
des tirailleurs sénégalais reste vivace dans les mémoires, plus d’un siècle
après la Première Guerre mondiale et 75 ans après la Seconde. Ils étaient
plusieurs centaines de milliers d’Africains venus de divers pays du continent,
engagés de manière volontaire ou enrôlés de force, pour défendre le drapeau
français face à l’armée allemande. Face à la grande puissance de cette
dernière, la France avait nécessairement besoin de renforts pour son armée. Son
regard s’est alors tourné vers ses colonies d’Afrique. L’Afrique occidentale
française (Aof) était une sorte de réservoir de soldats pour la France. Même si
des tirailleurs sénégalais sont déployés dans l’Hexagone en 1899, pour la
première fois, avec le début de la Grande guerre, le recrutement de tirailleurs
sénégalais a commencé en 1917. Dans une émission « Archives
d’Afrique » sur Rfi, le Pr d’histoire feu Iba Der Thiam indiquait que
c’est quand Georges Clémenceau est arrivé au pouvoir qu’il a publiquement
demandé un renfort de 47.000 hommes qui devaient nécessairement venir de
l’Afrique. La mission, dit-il, a été confié à Blaise Diagne, premier député
noir à l’Assemblée française. La descente de Blaise Diagne en Aof est le
premier grand événement de l’histoire des tirailleurs sénégalais, explique le
Colonel Mandicou Guèye, Directeur des Archives et du patrimoine historique des
Forces Armées (ex-musée des Forces Armées). Blaise Diagne a mené une mission
dans toute l’Afrique occidentale française. Au lieu de 47.000 hommes, il en a
recruté 72.000, révélait le défunt Iba Der Thiam. « La position de Blaise
Diagne est celle des habitants des quatre communes : ce sont des gens qui
aimaient la France. Les ressortissants des quatre communes étaient éligibles
mais ils ne faisaient pas le service militaire, c’est-à-dire qu’ils ne
participaient pas à la défense de la patrie », expliquait le défunt
historien sur les ondes de Rfi.
28.000
hommes fournis par le Sénégal
D’après
lui, sur les 170.000 hommes qui ont participé à la guerre dans l’empire
français, les 110.000 à 120.000 venaient de l’Aof. « Le Sénégal avait une
population de 1.200.000 habitants à l’époque. Il a fourni 28.000 hommes au
total. Ce qui représentait un tiers par rapport à la population mobilisable
alors qu’en France c’était 1/10 », disait-il. Selon le Professeur
Ousseynou Faye, c’est grâce à la combativité des tirailleurs sénégalais, leur
apport à l’efficacité opérative de manœuvres, que les soldats allemands de la
Grande guerre ont été défaits.
ENRÔLEMENT
La
mission commandée de Blaise Diagne et l’apport des religieux
S’il y a un évènement marquant de l’histoire de la Première Guerre mondiale retenu par le Colonel Mandicou Guèye, c’est bien l’arrivée au pouvoir de Georges Clémenceau en France en 1917 et la mission qu’il a dévolue au premier député noir en France, Blaise Diagne. Il avait chargé ce dernier de recruter une nouvelle vague pour renforcer les troupes françaises face à la puissante allemande. À la Direction des archives et du patrimoine historique des Forces armées, des tableaux illustrent le débarquement de Blaise Diagne à Dakar. Selon le Directeur général de l’ex-musée des Forces armées, la mission du député noir n’a pas été de tout repos. Arrivé en Afrique, Blaise Diagne a fait face à une forte résistance des populations qui n’acceptaient plus d’envoyer d’autres bras. Des villages entiers du Sénégal ont fui vers la Gambie voisine, colonie anglaise, pour éviter que leurs enfants soient à nouveau enrôlés.
Pour
réussir à convaincre les populations, renchérit-il, Blaise Diagne s’est adressé
directement aux chefs religieux. « Ainsi, El Hadj Malick Sy a donné son fils
aîné Ameth Sy, Cheikh Ibra Fall en a fait de même avec son fils Fallou Fall.
Quand ces leaders ont commencé à donner leurs enfants, les fidèles ont afflué
et ont tous accepté de partir », raconte Mandicou Guèye. Les photos des
fils d’El Hadj Malick Sy et de Cheikh Ibra Fall sont soigneusement gardées à la
Direction des archives et du patrimoine historique des Forces armées.
« L’objectif de Blaise Diagne a été atteint grâce à l’entremise des chefs religieux »,
explique le Colonel Mandicou Guèye.
PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
Abdoulaye
Ndiaye, dernier tirailleur sénégalais
Abdoulaye Ndiaye (C), 104 years, former Senegalese skirmisher, poses with
his great grandsons under a tree in the yard of his house in the village of
Thiowor (230 kms North of Dakar) 24 September. Ndiaye died 10 November. He was
the only African survivor of the first World war. He fought for the French army
and was to be made a member of the legion of Honor 11 November.
Le
10 novembre 1998, le dernier tirailleur sénégalais de la Première Guerre
mondiale, Abdoulaye Ndiaye, rend l’âme dans son paisible village de Thiowor.
C’est dans cette localité de la commune de Léona (Louga) qu’il vivait depuis
son retour de la Première Guerre mondiale. Mandicou Guèye, Directeur des
archives et du patrimoine historique des Forces armées, rapporte qu’Abdoulaye
Ndiaye a fait toute la guerre de 1914 à 1918. « Il a été, plusieurs fois,
blessé mais est rentré sain et sauf au Sénégal. À son retour, il retourne dans
son champ, ayant oublié la guerre. C’est après la Seconde Guerre mondiale que
les tirailleurs de retour l’ont informé qu’il avait droit à une pension »,
confie Colonel Mandicou Guèye. Perdu dans ce patelin de la région de Louga,
Abdoulaye Ndiaye devait recevoir sa médaille de la Légion d’honneur française
par l’ancien Président français Jacques Chirac. Malheureusement, il a rendu
l’âme à la veille de sa décoration. La médaille lui a été décernée à titre
posthume.
Toutefois,
le dernier tirailleur reste dans la postérité. Son vœu de voir son Thiowor
natal désenclavé a été exaucé grâce aux entreprises Sococim et Eiffage Sénégal
qui ont construit une route bitumée jusqu’au village. Un complexe muséal appelé
« Case du tirailleur » a été aussi construit à Thiowor à la mémoire
d’Abdoulaye Ndiaye, informe le Directeur des archives et du patrimoine
historique des Forces armées.
L’origine
d’une appellation
Les
Africains qui ont participé aux deux Guerres mondiales sont connus sous
l’appellation de « tirailleurs sénégalais ». Cela peut faire penser
qu’ils venaient tous du Sénégal. Ce qui n’est pas le cas. Ils étaient recrutés
dans tout le continent noir, aussi bien en Afrique de l’Est qu’en Afrique
centrale et occidentale. Le terme « sénégalais » leur est donné du fait que le
premier régiment de tirailleurs a été créé au Sénégal. « Les tirailleurs
sénégalais ont été créés en juillet 1857 par décret de Napoléon III, sous le
second empire, sur demande de Faidherbe, gouverneur de Saint-Louis »,
campe Eric Deroo, historien et cinéaste français. Ils ne sont pas tous
sénégalais car d’autres troupes ont été recrutées en Guinée, au Congo, au
Tchad, en ex-Soudan français (actuel Mali). « Cela faisait beaucoup de
termes différents. En hommage au fait qu’ils ont été créés la première fois au
Sénégal, le terme générique « sénégalais » est resté », complète E. Deroo.
Le
terme générique de « tirailleur » a plusieurs significations dans le
domaine militaire. Selon l’historien français Pascal Blanchard, « c’est
une tactique de combat de l’infanterie souvent pratiquée par des troupes
légères qui se déploient devant le front des troupes pour harceler l’ennemi,
selon les époques, avec des armes de jet ou des armes à feu, en tirant
fréquemment et sans ordre ». D’ailleurs, c’est l’une des explications de
l’origine du terme « tirailleur ».
Sur
l’explication de la fonction de « tirailleur », il y a eu beaucoup
d’interprétations comme le qualificatif de « chair à canon ». Eric
Deroo prend la précaution de rappeler qu’il s’agit « d’abord d’un vieux
terme utilisé au temps des rois de France ». C’est loin d’être
« péjoratif ». « Tirailleur, c’est le soldat qui tire en dehors
de la colonne principale ». Pascal Blanchard ne dit pas autre chose :
« L’étymologie du mot est à chercher dans le verbe tirailler (dans son
acception de harceler) et non dans l’expression « tire ailleurs » ».
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1899,
la première « parade »
« C’est en 1899, pour la première fois, que les tirailleurs sénégalais ont été déployés en France. Ils devaient participer au rite de commémoration politique du 14 Juillet », confie l’historien sénégalais Ousseynou Faye. Mais au-delà de cette parade pacifique, la France va faire appel à ces troupes spécifiques dans un contexte bien particulier. Devant la baisse de la démographie française et redoutant le spectre d’une guerre aussi néfaste que la cuisante défaite face à la Prusse, la métropole colonialiste se tourne, 53 ans après sa création, à ce que le colonel Mangin dénommait « La force noire » (livre publié en 1910). Dans cet essai, Mangin théorise l’emploi décisif des tirailleurs sénégalais pour renforcer l’armée française. Un discours qui a eu un écho favorable dès 1914 avec l’impérieuse nécessité de remplacer les masses de soldats français tués dans les premiers mois du conflit.
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Le
retour des démobilisés et la déconstruction d’un mythe
Le
Sénégalais Lamine Senghor incarne, bien avant la guerre 39-45, à lui seul, la
mise en ordre de bataille des forces d’opposition au projet de domination
coloniale, estime le Professeur Ousseynou Faye. « Les démobilisés, qui
retournent à la colonie et y retrouvent la vie civile, vont se faire remarquer
par deux gestes : déconstruire le mythe de la supériorité du colonisateur
(héritier de l’idéologie cannibale des Lumières) et participer à la création ou
à la promotion aussi bien par la propagande, l’agitation que par le financement
d’organisations (a)politiques de défense d’intérêts de colonisés »,
analyse Pr Faye. Les anciens tirailleurs ont, ainsi, rejoint les acteurs
préconisant la radicalité politique. « Lesquels ont fortement été
combattus par les pouvoirs publics coloniaux, manifestement soucieux de propulser
à la tête des mouvements de décolonisation des hommes politiques prêts à rester
des subalternes de Paris et à semer, par la suite, les germes du
désenchantement des décolonisés », conclut l’historien sénégalais.
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« Thiaroye
44 », au-delà du désenchantement, l’horreur
Des centaines de tirailleurs sénégalais ont été tués en décembre 1944 à Thiaroye par l’armée française. Le massacre a eu lieu la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1944, rapporte le Colonel Mandicou Guèye, Directeur des archives et du patrimoine historique des Forces armées. Pourtant, confie-t-il, ces tirailleurs de retour de la Seconde Guerre mondiale ne demandaient que des primes qui leur revenaient de droit selon la loi française. Malheureusement, ils ont été démobilisés, désarmés et sommés de retourner chez eux où ils seront payés. Mais, les tirailleurs ne l’entendaient pas de cette oreille. Cette séquence historique est révélatrice des lignes de tension autour des salaires et pensions des tirailleurs sénégalais.
Ce
massacre de « Thiaroye 44 » a entraîné la mort de 35 tirailleurs,
selon la France. « C’est le nombre officiel. Aujourd’hui, des historiens
français de souche ont démenti cela. Ils ont mené des enquêtes jusqu’au bateau
qui les avait amenés de la France jusqu’au Sénégal. Ils parlent de plus de 300
morts », précise le Directeur de l’ex-musée des Forces armées. Prenant le
relais de Mangin, Blaise Diagne, premier député noir élu en France, avait
pourtant milité pour le recrutement de tirailleurs sénégalais dans l’armée
française sur la base de l’égalité. Pour les convaincre, il se présentait comme
l’avocat des droits des Africains engagés dans les troupes coloniales.
« Mes frères noirs, en versant le même sang, vous gagnerez les mêmes
droits que vos camarades français », promettait-il en 1918.
Plus
d’un siècle plus tard, les descendants des tirailleurs sénégalais, disparus
aujourd’hui, attendent que cela se réalise. « Dès 1959, le gouvernement
français avait décidé de fixer leurs salaires (aucune possibilité d’indexation
sur le coût de la vie) pour toujours. Pour les tirailleurs sénégalais décédés,
leur famille ne peut réclamer cet argent. Il en est de même pour les pensions.
Leurs homologues français et leurs familles n’ont pas ces difficultés »,
s’indigne l’écrivain Aïssatou Diamanka-Besland, descendante de tirailleur
sénégalais.
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Chasselay,
l’histoire oubliée du cimetière des tirailleurs sénégalais
Pour les descendants des tirailleurs
sénégalais, Chasselay est un lieu de pèlerinage et de commémoration. Ce petit
village près de Lyon héberge le seul cimetière dédié à ces troupes coloniales
au secours de la métropole. Poursuivis par l’armée nazie, ils y ont été
massacrés.
« On fleurit les tombes, on réchauffe le soldat inconnu. Vous, mes frères obscurs, personne ne vous nomme », chantait Léopold Sédar Senghor dans un poème hommage aux tirailleurs sénégalais. Entre le moment où le Marc-Aurèle sénégalais couchait ces lignes (œuvre parue en 1938) et aujourd’hui, il y a presque trois quarts d’un siècle et rien n’a vraiment évolué dans le traitement des tirailleurs sénégalais par la France pour laquelle ils se sont battus. Chasselay avec sa nécropole appelée « Tata (enceinte sacrée) sénégalais » est le seul cimetière pour tirailleurs sénégalais en France. Ce petit bourg à quelques kilomètres de Lyon est le théâtre d’un des plus tristes épisodes de l’histoire des tirailleurs dits sénégalais venus de 23 colonies françaises d’Afrique pour défendre la France attaquée par l’Allemagne d’Hitler. Les 19 et 20 juin 1940, quelques jours après l’appel à la résistance du général De Gaulle, les Allemands mettent en stratégie l’occupation rapide du territoire français. Le 25ème régiment venu d’Afrique est posté sur la route des Allemands vers Lyon. Après des jours d’une âpre lutte, ils sont 188 soldats à être massacrés par la division de SS allemande appelée Totenkop (« tête de mort »). L’histoire est beaucoup plus sordide et insoutenable que le destin trop souvent inéluctable de soldats en guerre. Après avoir été encerclés et mis en déroute par les Allemands, les tirailleurs sénégalais ont été froidement abattus avec des scènes de mise à mort insoutenables racontées dans un documentaire, « Le tata » de Patrice Robin et Eveline Berruezo sorti en 2014, entre autres.
Le
« tata sénégalais »
En effet,
après leur reddition en compagnie des soldats français qui se
battaient à leurs côtés, seuls les tirailleurs ont été obligés de
courir dans les champs de la campagne française pendant que les chars allemands
les poursuivaient pour les abattre et passer sur eux en les écrasant. Les
soldats blancs français connurent le destin de prisonniers. Ce n’est que
quelques jours plus tard que les habitants du village de Chasselay ont enseveli
les corps et secouru les rares blessés. En compagnie de quelques officiers
français, ils sont enterrés dans ce cimetière appelé par la suite « Le tata
sénégalais » dont l’architecture rappelle celle du Mali et du Sénégal. La nécropole
de Chasselay et ce fait historique sont souvent passés sous silence. « C’est
regrettable, s’offusque Aïssatou Diamanka-Besland, écrivain, journaliste et
fille de tirailleur sénégalais. Ce sont les premiers à affronter
l’ennemi. Leur histoire est presque oubliée. Ils se sont battus pour
la libération de la France lors de la Première comme de la Seconde Guerre
mondiale, il en est de même pour la guerre d’Algérie et d’Indochine ». C’est
pour remédier à cet oubli que Birane Wane, originaire du Sénégal et cadre
municipal à Cergy, près de Paris, a organisé des voyages de jeunes collégiens à
Chasselay pour visiter le cimetière. « L’intérêt pédagogique de cette
visite est de faire connaître l’indispensable rôle des tirailleurs sénégalais
morts pour la France durant les deux guerres mondiales. Trop peu de place est
faite dans les manuels d’histoire sur la participation des combattants
africains pour la libération de la France ».
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PR OUSSEYNOU FAYE, HISTORIEN
« Le tirailleur démobilisé a exercé
la fonction de diffuseur de la modernité occidentale »
Le Professeur Ousseynou Faye, spécialiste
d’histoire moderne et contemporaine, revient, dans cet entretien, sur
l’histoire des tirailleurs sénégalais, leur implication dans les deux guerres
mondiales. L’auteur du livre « Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et
la Méditerranée (1908-1939) » y aborde également la question de la
réintégration sociale des tirailleurs de retour après avoir échappé à la mort
en Europe.
Des
tirailleurs sénégalais ont été déployés en France pour soutenir l’ancienne
colonie lors des deux guerres mondiales. Quel en est le sens ?
C’est
en 1899, pour la première fois, que les tirailleurs sénégalais ont été déployés
en France. Ils devaient participer au rite de commémoration politique du 14
juillet. Sans oublier leur présence à l’exposition universelle de 1900,
ajoutons qu’ils furent impliqués en 1913 dans la célébration du 14 juillet
organisée à l’époque à Longchamp. Leur débarquement eut lieu à Marseille, ville
où ils allaient attendre leurs épouses (plus connues sous le nom de Madame
Sénégal). En somme, le tirailleur sénégalais apparaît sur la scène européenne
pour la quatrième fois avec la guerre dite « guerre 14-18 » ou « guerre
11-23 », comme le préconisent des historiens soucieux de parier sur les
vertus de la mise en débat.
Que
cache le mot « tirailleur » figurant en bonne place dans le décret de 1857
relatif à la création d’un « corps d’infanterie indigène » ?
Une
proposition étymologique veut qu’il soit la contraction de deux vocables : tire
et ailleurs. Manifestement, la référence à la maladresse, ainsi pointée, n’est
rien d’autre qu’un déni de l’adresse et de l’habileté d’un ancien paysan
susceptible de faire partie des tireurs en pointe dans l’organisation des rites
de chasse. Ce qui est clair, c’est que le mot « tirailleur
sénégalais » renvoie à une généalogie dans laquelle l’on retrouve, en sus
du Volontaire d’Afrique opérant sur les côtes africaines, le joueur de fanfare
des armées européennes des XVIe-XVIIe siècles, le Pionnier qui a
pourchassé les bandits calabrais avant d’être impliqué dans la campagne de
Russie lancée par l’armée française en 1810.
Quel
est le rôle des tirailleurs dans la libération de la France ?
Au
cours des deux guerres mondiales, qui illustrent parfaitement l’incapacité de
l’armée française postnapoléonienne à obtenir des victoires décisives sur les
grands théâtres de guerre, les tirailleurs sénégalais présents sur le sol
français ont participé aux batailles ayant débouché sur deux choses : la
fragilisation et la défaite de l’armée d’occupation allemande. Des témoignages
d’officiers français, dont le maréchal Foch, insistent sur leur combativité,
leur apport à l’efficacité opérative de manœuvres militaires dont la somme a
été le terreau de la défaite des soldats allemands de la Grande Guerre.
L’on
peut en dire autant pour l’histoire de l’armée du IIIe Reich qui a conquis
et occupé la France de 1940 à 1944. Environ 5000 tirailleurs, évadés des camps
de prisonniers (dont beaucoup de « Sénégalais »), ont rejoint les
rangs des résistants des « maquis » du Vercors et des Vosges. Le
tirailleur guinéen Addi Bâ du 12e Régiment des tirailleurs sénégalais
(Rts), fusillé en 1943, fait figure de porte-drapeau des soldats africains
mobilisés dans la guerre de harcèlement qui a facilité la défaite des troupes
allemandes. Ces derniers, qu’ils soient Sénégalais ou Maghrébins, ont par
ailleurs joué un rôle clé dans le débarquement de Provence d’août-septembre
1944. C’est le lieu de souligner que la libération d’une ville comme Toulon, un de leurs
grands exploits, est survenue à un moment où la hiérarchie militaire et le
personnel politique, dirigés par De Gaulle, s’époumonent à
« blanchir » la libération de la France.
De
« l’autre côté », quel regard portait-on sur le tirailleur ?
La
hiérarchie militaire, le personnel d’encadrement moyen et l’homme de troupe
d’origine européenne ont une image assez contrastée du tirailleur sénégalais.
Perçu en permanence comme un subalterne, interdit d’accès au grade d’officier
supérieur, il est apprécié positivement ou négativement par ces différents
observateurs en fonction des contextes, des relations interpersonnelles, des
trajectoires familiales, etc. Concernant les élites civiles, les classes
moyennes et les « gens d’en bas », le regard porté sur le tirailleur sénégalais
a varié. Objet de curiosité, victime de la prévalence du binôme
étranger-étrangeté, ce dernier a été le destinataire d’invectives et de gestes
à connotation raciste avant d’être présenté comme un humain digne de confiance,
de respect et d’empathie. Cela a facilité la multiplication des rapprochements
et des jeux d’interconnexion dans lesquels ont été impliquées les marraines de
guerre. Parmi elles, soulignons le cas de Lucie Cousturier. Très proche de
Bakari Diallo (pionnier du roman sénégalais de langue française avec son texte
« Force bonté ») et membre de la bourgeoise parisienne, elle
accueillait dans sa maison de campagne varoise de nombreux tirailleurs
sénégalais, leur offrait ses talents d’opératrice d’alphabétisation, se
chargeait promptement de rédiger et d’acheminer leurs courriers. L’élite
économique, pour sa part, s’est signalée par l’instrumentalisation de l’image
« banania » du tirailleur sénégalais.
Quel
est l’imaginaire des Sénégalais accolé aux tirailleurs ?
Sans
être exhaustif et en attendant la multiplication d’études sur les imaginaires
sociaux relatifs au tirailleur sénégalais, retenons que semblent y prédominer
plusieurs figures. Mentionnons celles du fou, de l’handicapé physique, du
vaillant combattant bardé de médailles, de détenteur de ressources numéraires
grâce à sa pension, de la « grande gueule » qui aime rouspéter, du donneur de
leçons, etc.
Les
récits de bataille n’ont-ils pas éclipsé l’apport plus important des
tirailleurs dans d’autres domaines ?
Choisissons
la Première Guerre mondiale comme analyseur de la multi-activité du renfort
militaire africain. Par leur simple présence à Fréjus, à partir de 1915 à la
suite d’initiatives prises par l’officier général Mangin nommé ministre de la
Guerre, les tirailleurs sénégalais ont permis à cet établissement humain, non
seulement de devenir une ville-garnison, mais aussi et surtout de ne plus être
la perdante dans le jeu de rivalité cultivé, depuis plusieurs décennies, avec
Draguignan (siège de pouvoir politico-administratif) et Saint-Raphaël (ville
marchande). L’histoire-bataille, qui prédomine dans les discours historiens,
contribue à occulter le fait que le tirailleur sénégalais a exercé d’autres
fonctions induites aussi bien par la stratégie de guerre que l’économie de
guerre. Affecté dans un bataillon de dépôt, il exécutait des tâches liées à la
gestion des renforts, des blessés, des questions de logistique et d’intendance.
Se retrouvant dans un bataillon de travail, il revêtait les habits du
soldat-fermier ou d’ouvrier d’usine.
Après
la Seconde Guerre mondiale et le retour de certains tirailleurs dans leurs pays
d’origine, comment s’est passée leur réintégration ?
Pour
les tirailleurs sénégalais moins chanceux, outre la mort décidée par le
commandement militaire, comme durant les événements de « Thiaroye
44 », le sort a souvent rimé avec marginalisation ou exclusion. Dans
chacun de ces cas, ils se donnent à voir comme des anciens combattants
souffrant de troubles de stress post-traumatique, type de pathologie auquel est
souvent confronté un soldat qui revient d’un théâtre de guerre. Se trouve ainsi
fort prégnante, dans les mémoires collectives, l’image du tirailleur sénégalais
démobilisé de la Grande Guerre qui présente tous les symptômes d’un malade mental.
Et qui, probablement, n’a pu bénéficier des services de soins administrés par
la psychiatrie militaire qui en était à ses premiers pas.
La
réinsertion sociale du tirailleur se confond aussi avec son irruption sur la
scène du conflit comme un animateur des luttes paysannes de l’entre deux
guerres. Exemple de celles dont l’objet portait sur la ponction fiscale.
Rappelons qu’elle a été effectuée par un pouvoir colonial qui avait fait de
l’extorsion des ressources financières un des moyens de réussite de son projet
de domination.
Comme
le montre l’historienne allemande Brigitt Reinwald, auteur d’une thèse sur les
femmes seerer du Sinig (Sine en langue wolof) et d’une autre sur les anciens
combattants voltaïques, le tirailleur sénégalais démobilisé et renvoyé à sa
communauté d’appartenance a exercé la fonction de diffuseur de la modernité
occidentale. C’est le cas dans son rapport à l’école coloniale. L’on sait qu’il
a souvent combattu le refus scolaire. Pour ce faire, il a activé les logiques
de la pédagogie par l’exemple. Il a ainsi envoyé ses propres enfants à l’école
française. La construction de maisons en dur, le port de vêtements occidentaux,
la circulation de la monnaie dans les échanges marchands, l’équipement en
postes de radio, l’ex-conversion professionnelle (traduite par l’exercice des
fonctions de chef de village, de notable, de garde de cercle ou d’interprète),
etc., font partie de ses gestes qui contribuèrent à ancrer la modernité dans
les paysages ruraux, les mobilités sociales et les scènes de vie du quotidien.
[Enquête-Reportage] tirailleurs
sénégalais : les « héros » d’une sombre tragédie – le soleil
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