Sénégal : le troublant journal d’un militaire français, témoin du massacre de Thiaroye en 1944, tiré de l’oubli
Le manuscrit, versé aux archives du ministère des armées le 4 mars, relate
l’un des premiers crimes coloniaux après la seconde guerre mondiale, à travers
le regard d’un officier. Celui-ci conforte la version officielle des autorités
françaises, mais les historiens n’en ont pas la même interprétation.
Par Coumba Kane
Publié
le 1er mai 2025 à 08h30, modifié à 10h51
Carte d’identité de Jean
Henry. SERVICE HISTORIQUE DE LA DÉFENSE.
« 8 h 30. Les moutons sont rassemblés, les autres essaient
de résister. Une salve en l’air. » Ainsi débute, sous la plume de
Jean Henry, sous-lieutenant français, le massacre de dizaines de tirailleurs
africains à Thiaroye (Sénégal),
le 1er décembre 1944. Son journal de bord a surgi du fond
d’une malle sept ans après sa mort en 2007, et a été versé au Service
historique de la défense (SHD), le 4 mars.
L’officier subalterne provoque un saut troublant dans l’histoire du premier
crime colonial d’ampleur commis après la seconde guerre mondiale. Ce jour-là,
pour avoir réclamé leurs pensions et soldes, des dizaines de soldats africains
de retour de France où ils avaient été détenus dans des camps allemands, ont
été tués sur ordre de gradés français.
« Les rebelles essaient de s’emparer d’une A.M [automitrailleuses]. Des
meneurs excitent les autres à la rébellion. C’est le signal du baroud. Les
tirailleurs du 7e et quelques artilleurs ouvrent le feu. Les
autres ripostent avec des 9 mm et des 7,65, ainsi qu’une ou deux
mitraillettes. Finalement la force reste aux troupes de l’ordre. Plusieurs
rebelles sont sur le carreau. Les autres sont sérieusement assouplis », consigne-t-il
dans un petit carnet bleu de 94 pages, consulté par Le Monde au
SHD. « Enfin on a pris les mesures nécessaires. (…) Bilan
de la journée : 35 morts, 59 blessés », conclut
Jean Henry reprenant les chiffres officiels des autorités françaises.
Ce décompte, toujours objet d’un contentieux mémoriel entre la
France et le Sénégal, reste contesté par des historiens français et sénégalais.
Selon eux, près de 400 soldats ont été tués et enterrés dans des fosses
communes ce 1er décembre 1944.
Pièce d’archive rare sur un événement sanglant, le journal du militaire
français suscite tout de même d’importantes questions. Chargé d’accompagner les
tirailleurs sénégalais de Morlaix en Bretagne, jusqu’au continent africain,
Jean Henry a-t-il rédigé un faux témoignage afin d’accréditer la thèse
officielle d’une mutinerie, ligne de défense française
jusqu’en 2012 ?
« Pure invention » ou « tout à fait authentique » ?
« Ce récit est une pure invention. Il y a une tentative de remettre
le récit officiel au-devant de la scène », dénonce l’historienne
Armelle Mabon, spécialiste du massacre Thiaroye, qui défend la thèse du
mensonge d’État. « Écrire que les tirailleurs tentent de s’emparer de
mitrailleuses, cela permet de justifier la répression sanglante. Or, plusieurs
rapports notent qu’ils n’avaient que des poignards ou des baïonnettes »,
dit-elle.
« Le passage sur le massacre est discordant avec ce qui est relaté
dans les différents rapports des officiers. Ainsi, ce n’est pas une
automitrailleuse qui est décrite comme assiégée par les tirailleurs mais un
half-track [engin blindé semi-chenillé]. Jacques Henry est le seul
à évoquer l’ouverture du feu par des tirailleurs du service d’ordre alors
qu’ils ne possédaient pas de munitions. Quant au bilan, il est également le
seul à donner le chiffre de 59 blessés [35 blessés, selon
les autorités militaires] », conclut l’historienne à qui la
famille Henry avait remis une copie du journal en 2015.
D’autres historiens à qui Le Monde a soumis le manuscrit
considèrent pour leur part que le journal est crédible. « Rien ne nous
permet de penser qu’il a été écrit a posteriori ou sous pression. Il me semble
tout à fait authentique, estime l’historien Martin Mourre, auteur de Thiaroye
1944 – Histoire et mémoire d’un massacre colonial (Presses universitaires
de Rennes, 2017). Cela reste le point de vue d’un jeune officier qui
n’apporte pas d’éléments décisifs pour comprendre ce qui s’est réellement
passé. Son journal renforce les thèses contradictoires. »
Même conviction au ministère des armées où des historiens ont été chargés
d’authentifier le document avant d’avaliser son intégration aux archives de la
défense.
« Nous nous sommes fondés sur la concordance du vocabulaire employé,
des noms cités, de l’idéologie et des lieux pour le juger crédible, justifie
une source au ministère des armées. Jean Henry affiche les préjugés raciaux
de l’époque. Si le document avait été falsifié, ces passages choquants
aujourd’hui auraient été retirés. Et ce d’autant qu’un exemplaire a été remis
aux chercheurs sénégalais. Par ailleurs, il correspond au profil des journaux
intimes rédigés pendant la guerre : l’auteur est aisé – il est petit-fils
de notaire —, et il a pris l’habitude d’écrire régulièrement. Nous avons des
récits similaires écrits pendant la seconde guerre mondiale. »
Zones d’ombre
persistantes
Alain Henry, le fils du sous-lieutenant, à l’origine du legs aux archives,
s’agace des doutes sur le récit de son père. « Quand ma mère a trouvé le
journal dans une boîte à gâteaux au fond d’une malle en vidant sa cave, nous
avons été abasourdis. Mon père ne nous avait jamais parlé de Thiaroye. On a
reconnu sa voix, son ton, son écriture », confie ce polytechnicien, né au
Cameroun, pour qui cette transmission constitue une tentative de rétablir des
faits historiques. « Nous sommes mal à l’aise face à la thèse des 400
morts. Il y a ce sentiment qu’on raconte une histoire qui n’est pas la vraie.
Mon père n’aurait pas gardé ce ton léger s’il avait assisté à l’exécution de
tant de soldats à l’automitrailleuse. »
Le témoignage manuscrit de Jean Henry ne dissipe pas les zones d’ombre
persistantes autour du massacre de Thiaroye, mais informe néanmoins sur la
montée d’une tension progressive entre certains tirailleurs et les militaires
français. Dès Morlaix, d’où a lieu l’embarquement sur un navire britannique, le
Circassia, les revendications salariales des combattants africains
apparaissent.
« Les tirailleurs de Rennes rouspètent. Ils n’ont pas été payés et
n’ont pas eu d’avancements au contraire d’autres détachements », écrit-il
le 30 octobre 1944, un mois avant le massacre. Trois semaines en mer
ne suffiront pas à régler le contentieux financier. Arrivés au camp militaire
de Thiaroye, en banlieue de Dakar, les tirailleurs maintiennent leurs
réclamations.
« Je change aux tirailleurs leur argent français contre des billets
d’AOF [Afrique occidentale française]. L’après-midi se passe à
classer la monnaie française. (…) Le soir, à titre de remerciements, les
Noirs rééditent le coup de Morlaix, refusant de partir s’ils n’ont pas tous
leurs droits. Manque total de logique ou rouerie, écrit-il le
27 novembre. Il y a, à mon avis, des meneurs à enfermer de suite. Mais,
pas d’histoires ! »
Le lendemain, à trois jours du massacre, Jean Henry pressent l’affrontement.
« Dans l’ensemble la révolte gronde. (…) Le général
Dagnan venu pour leur parler se voit interdire la route du retour. Il ne peut
partir qu’après avoir fait de nouvelles promesses. À mon avis la situation
devient intolérable. On ne peut pas continuer à abdiquer. Si l’on veut éviter
d’employer la force, peut-être pourrait-on faire semblant de les oublier.
Discussion au mess. Tout le monde hurle. Ce n’est plus une popote, c’est la foire
d’empoigne. »
Manque d’empathie flagrant
Ce journal, dans lequel Jean Henry mêle ses pensées amoureuses à une
description du quotidien au sein du détachement, renseigne également sur la
mentalité coloniale des militaires français. L’ingénieur de formation, en poste
précédemment au Tchad, ponctue son récit de considérations racistes. L’empire
colonial est moribond, en voie de désintégration.
Manque d’empathie flagrant, trois jours après sa description froide du
massacre, il relate ses moments de détente à Dakar. « Promenade à
cheval avec Mourret. Nous allons galoper un peu dans les sables, puis on
revient à travers les marigots vers Thiaroye-plage, note-t-il le
4 décembre. Nous emmènerons jusqu’à Abidjan le reliquat des mutins.
Nous passerons la journée de demain à Dakar. Je suis invité par le colonel
Durand à déjeuner demain. Le soir apéritif d’adieu à Thiaroye. L’ambiance est
très gaie. C’est la Sainte-Barbe, malheureusement nous n’avons pu y participer.
»
Les autorités sénégalaises, incarnées par le duo Bassirou Diomaye
Faye-Ousmane Sonko, ont placé l’histoire du massacre des combattants africains
à Thiaroye au centre de leur politique mémorielle. Le 1er décembre 2024,
le président Faye a commémoré en grande pompe le 80e anniversaire
du massacre en présence du ministre français des affaires étrangères, Jean-Noël
Barrot. Par ailleurs, une commission de chercheurs a reçu un exemplaire du
journal de M. Henry. Le document a été exploité dans le cadre d’un livre blanc
qui doit être remis prochainement au président sénégalais.
« Le récit de Jean Henry, teinté d’images et d’anecdotes qui nous
replongent dans le contexte, nous semble précieux. Mais il ne bouleverse
pas nos certitudes sur ce qui s’est passé le 1er décembre. Le
bilan nous semble n’être qu’une variante de la version officielle. Je continue
donc de penser que le nombre de victimes dépasse bien cette échelle minimaliste »,
estime Mamadou Fall, historien et membre de la commission. Les
fouilles archéologiques à venir, seront, selon lui, bien plus
importantes pour déterminer le nombre de morts et résoudre l’une des énigmes
tenaces du massacre de Thiaroye.
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