Saturday, May 03, 2025

 



Sénégal : le troublant journal d’un militaire français, témoin du massacre de Thiaroye en 1944, tiré de l’oubli

Le manuscrit, versé aux archives du ministère des armées le 4 mars, relate l’un des premiers crimes coloniaux après la seconde guerre mondiale, à travers le regard d’un officier. Celui-ci conforte la version officielle des autorités françaises, mais les historiens n’en ont pas la même interprétation.

Par Coumba Kane

Publié le 1er mai 2025 à 08h30, modifié à 10h51

Carte d’identité de Jean Henry.Carte d’identité de Jean Henry. SERVICE HISTORIQUE DE LA DÉFENSE.

« 8 h 30. Les moutons sont rassemblés, les autres essaient de résister. Une salve en l’air. » Ainsi débute, sous la plume de Jean Henry, sous-lieutenant français, le massacre de dizaines de tirailleurs africains à Thiaroye (Sénégal), le 1er décembre 1944. Son journal de bord a surgi du fond d’une malle sept ans après sa mort en 2007, et a été versé au Service historique de la défense (SHD), le 4 mars.

L’officier subalterne provoque un saut troublant dans l’histoire du premier crime colonial d’ampleur commis après la seconde guerre mondiale. Ce jour-là, pour avoir réclamé leurs pensions et soldes, des dizaines de soldats africains de retour de France où ils avaient été détenus dans des camps allemands, ont été tués sur ordre de gradés français.

« Les rebelles essaient de s’emparer d’une A.M [automitrailleuses]. Des meneurs excitent les autres à la rébellion. C’est le signal du baroud. Les tirailleurs du 7e et quelques artilleurs ouvrent le feu. Les autres ripostent avec des 9 mm et des 7,65, ainsi qu’une ou deux mitraillettes. Finalement la force reste aux troupes de l’ordre. Plusieurs rebelles sont sur le carreau. Les autres sont sérieusement assouplis », consigne-t-il dans un petit carnet bleu de 94 pages, consulté par Le Monde au SHD. « Enfin on a pris les mesures nécessaires. (…) Bilan de la journée : 35 morts, 59 blessés », conclut Jean Henry reprenant les chiffres officiels des autorités françaises.

Ce décompte, toujours objet d’un contentieux mémoriel entre la France et le Sénégal, reste contesté par des historiens français et sénégalais. Selon eux, près de 400 soldats ont été tués et enterrés dans des fosses communes ce 1er décembre 1944.

Pièce d’archive rare sur un événement sanglant, le journal du militaire français suscite tout de même d’importantes questions. Chargé d’accompagner les tirailleurs sénégalais de Morlaix en Bretagne, jusqu’au continent africain, Jean Henry a-t-il rédigé un faux témoignage afin d’accréditer la thèse officielle d’une mutinerie, ligne de défense française jusqu’en 2012 ?

« Pure invention » ou « tout à fait authentique » ?

« Ce récit est une pure invention. Il y a une tentative de remettre le récit officiel au-devant de la scène », dénonce l’historienne Armelle Mabon, spécialiste du massacre Thiaroye, qui défend la thèse du mensonge d’État. « Écrire que les tirailleurs tentent de s’emparer de mitrailleuses, cela permet de justifier la répression sanglante. Or, plusieurs rapports notent qu’ils n’avaient que des poignards ou des baïonnettes », dit-elle.

« Le passage sur le massacre est discordant avec ce qui est relaté dans les différents rapports des officiers. Ainsi, ce n’est pas une automitrailleuse qui est décrite comme assiégée par les tirailleurs mais un half-track [engin blindé semi-chenillé]. Jacques Henry est le seul à évoquer l’ouverture du feu par des tirailleurs du service d’ordre alors qu’ils ne possédaient pas de munitions. Quant au bilan, il est également le seul à donner le chiffre de 59 blessés [35 blessés, selon les autorités militaires] », conclut l’historienne à qui la famille Henry avait remis une copie du journal en 2015.

D’autres historiens à qui Le Monde a soumis le manuscrit considèrent pour leur part que le journal est crédible. « Rien ne nous permet de penser qu’il a été écrit a posteriori ou sous pression. Il me semble tout à fait authentique, estime l’historien Martin Mourre, auteur de Thiaroye 1944 – Histoire et mémoire d’un massacre colonial (Presses universitaires de Rennes, 2017). Cela reste le point de vue d’un jeune officier qui n’apporte pas d’éléments décisifs pour comprendre ce qui s’est réellement passé. Son journal renforce les thèses contradictoires. »

Même conviction au ministère des armées où des historiens ont été chargés d’authentifier le document avant d’avaliser son intégration aux archives de la défense.

« Nous nous sommes fondés sur la concordance du vocabulaire employé, des noms cités, de l’idéologie et des lieux pour le juger crédible, justifie une source au ministère des armées. Jean Henry affiche les préjugés raciaux de l’époque. Si le document avait été falsifié, ces passages choquants aujourd’hui auraient été retirés. Et ce d’autant qu’un exemplaire a été remis aux chercheurs sénégalais. Par ailleurs, il correspond au profil des journaux intimes rédigés pendant la guerre : l’auteur est aisé – il est petit-fils de notaire —, et il a pris l’habitude d’écrire régulièrement. Nous avons des récits similaires écrits pendant la seconde guerre mondiale. »

Zones d’ombre persistantes

Alain Henry, le fils du sous-lieutenant, à l’origine du legs aux archives, s’agace des doutes sur le récit de son père. « Quand ma mère a trouvé le journal dans une boîte à gâteaux au fond d’une malle en vidant sa cave, nous avons été abasourdis. Mon père ne nous avait jamais parlé de Thiaroye. On a reconnu sa voix, son ton, son écriture », confie ce polytechnicien, né au Cameroun, pour qui cette transmission constitue une tentative de rétablir des faits historiques. « Nous sommes mal à l’aise face à la thèse des 400 morts. Il y a ce sentiment qu’on raconte une histoire qui n’est pas la vraie. Mon père n’aurait pas gardé ce ton léger s’il avait assisté à l’exécution de tant de soldats à l’automitrailleuse. »

Le témoignage manuscrit de Jean Henry ne dissipe pas les zones d’ombre persistantes autour du massacre de Thiaroye, mais informe néanmoins sur la montée d’une tension progressive entre certains tirailleurs et les militaires français. Dès Morlaix, d’où a lieu l’embarquement sur un navire britannique, le Circassia, les revendications salariales des combattants africains apparaissent.

« Les tirailleurs de Rennes rouspètent. Ils n’ont pas été payés et n’ont pas eu d’avancements au contraire d’autres détachements », écrit-il le 30 octobre 1944, un mois avant le massacre. Trois semaines en mer ne suffiront pas à régler le contentieux financier. Arrivés au camp militaire de Thiaroye, en banlieue de Dakar, les tirailleurs maintiennent leurs réclamations.

« Je change aux tirailleurs leur argent français contre des billets d’AOF [Afrique occidentale française]. L’après-midi se passe à classer la monnaie française. (…) Le soir, à titre de remerciements, les Noirs rééditent le coup de Morlaix, refusant de partir s’ils n’ont pas tous leurs droits. Manque total de logique ou rouerie, écrit-il le 27 novembre. Il y a, à mon avis, des meneurs à enfermer de suite. Mais, pas d’histoires ! »

Le lendemain, à trois jours du massacre, Jean Henry pressent l’affrontement. « Dans l’ensemble la révolte gronde. (…) Le général Dagnan venu pour leur parler se voit interdire la route du retour. Il ne peut partir qu’après avoir fait de nouvelles promesses. À mon avis la situation devient intolérable. On ne peut pas continuer à abdiquer. Si l’on veut éviter d’employer la force, peut-être pourrait-on faire semblant de les oublier. Discussion au mess. Tout le monde hurle. Ce n’est plus une popote, c’est la foire d’empoigne. »

Manque d’empathie flagrant

Ce journal, dans lequel Jean Henry mêle ses pensées amoureuses à une description du quotidien au sein du détachement, renseigne également sur la mentalité coloniale des militaires français. L’ingénieur de formation, en poste précédemment au Tchad, ponctue son récit de considérations racistes. L’empire colonial est moribond, en voie de désintégration.

Manque d’empathie flagrant, trois jours après sa description froide du massacre, il relate ses moments de détente à Dakar. « Promenade à cheval avec Mourret. Nous allons galoper un peu dans les sables, puis on revient à travers les marigots vers Thiaroye-plage, note-t-il le 4 décembre. Nous emmènerons jusqu’à Abidjan le reliquat des mutins. Nous passerons la journée de demain à Dakar. Je suis invité par le colonel Durand à déjeuner demain. Le soir apéritif d’adieu à Thiaroye. L’ambiance est très gaie. C’est la Sainte-Barbe, malheureusement nous n’avons pu y participer. »

Les autorités sénégalaises, incarnées par le duo Bassirou Diomaye Faye-Ousmane Sonko, ont placé l’histoire du massacre des combattants africains à Thiaroye au centre de leur politique mémorielle. Le 1er décembre 2024, le président Faye a commémoré en grande pompe le 80e anniversaire du massacre en présence du ministre français des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot. Par ailleurs, une commission de chercheurs a reçu un exemplaire du journal de M. Henry. Le document a été exploité dans le cadre d’un livre blanc qui doit être remis prochainement au président sénégalais.

« Le récit de Jean Henry, teinté d’images et d’anecdotes qui nous replongent dans le contexte, nous semble précieux. Mais il ne bouleverse pas nos certitudes sur ce qui s’est passé le 1er décembre. Le bilan nous semble n’être qu’une variante de la version officielle. Je continue donc de penser que le nombre de victimes dépasse bien cette échelle minimaliste », estime Mamadou Fall, historien et membre de la commission. Les fouilles archéologiques à venir, seront, selon lui, bien plus importantes pour déterminer le nombre de morts et résoudre l’une des énigmes tenaces du massacre de Thiaroye.

Coumba Kane


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